Prix spécial du Jury – Lycée (Pénélope 2024)
« Des années de veille »,
une nouvelle écrite par
Yann Smith
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Lycée Français Vincent Van Gogh – La Haye – Pays-Bas
Professeur référent : Éric Ballet
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“Je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement.”
Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes
Le soleil venait de se coucher sur les Îles de la Petite Terre, perdues au large de la Guadeloupe. Les vingt mètres de briques des imposants murs du phare de la Terre du Bas perdaient peu à peu de leur chaleur, au fur et à mesure que les cieux vierges de tout nuage depuis maintenant deux semaines s’obscurcissaient, passant de l’azur, au bleu roi puis au bleu de Prusse. Le gardien de cet édifice, Clément Penelle, était un personnage bien singulier ; laissez-moi vous le présenter.
Ancien grognard engagé dès le début des campagnes napoléoniennes, il gravit rapidement les échelons jusqu’au rang de colonel en second, la veille du jour de la bataille de Paris, fin mars 1814. Le lendemain, lors du retour désordonné en hâte des troupes vers Lyon, sa colonne en déroute fut attaquée par une embuscade de mercenaires venus de Saxe. Son supérieur y laissa la vie et, une fois revenu au campement, il fut nommé par son général de Brigade à la tête de son régiment en tant que colonel d’Empire. Mais l’Histoire ne lui fut guère favorable. L’Empereur abdiqua une semaine plus tard. En tant qu’officier supérieur sous l’Empire, il fut radié de l’armée. Dès les jours qui suivirent ce sombre événement, Penelle, dans sa grande loyauté à l’Empereur, se consacra entièrement à permettre le Vol de l’Aigle depuis Lyon, sa ville natale. Le reste est connu de chaque élève étant passé par l’école de la République : Napoléon, débarqué à Golfe Juan le 1er mars, arriva à Lyon le 10, à Paris le 20 – où Clément fut accueilli par Napoléon lui-même en reconnaissance de ses services.
Quelque cent jours plus tard, après la bataille de Waterloo, Penelle fut fait prisonnier. Il fut envoyé au bagne aux Amériques lointaines, sur une île pour garder un phare – de ceux que l’on appelle purgatoires. Il y était encore. Cela faisait quinze ans qu’il attendait le retour de l’Empire, qui lui rendrait sa liberté et restaurerait la gloire passée de la France.
Vous me pardonnerez, cher lecteur, ces précisions ; ces souvenirs sont de la plus grande importance si l’on veut comprendre notre singulier personnage.
La nuit était maintenant tout à fait noire. La fumée émanant de la pipe en écume de Clément y faisait des tâches grises, qui rapidement se dissipaient sous la brise légère. Le sable fin des longues plages de l’île sur lequel le gardien finissait sa pipe avait perdu toute la chaleur du jour. Il était désormais plus que temps d’allumer le phare. Clément monta donc les quelques quatre-vingts marches, entra dans la lanterne, alluma la lampe à huile, et la lentille de Fresnel commença à illuminer la mer des Caraïbes. Il descendit ensuite à l’étage inférieur, anciennement salle de service, transformée par Clément en chambre à coucher. Une fois la lampe à graisse allumée puis posée sur la table en rotin – qui constituait, avec le lit et une chaise, le seul mobilier de la pièce – Clément se dirigea vers un large cadre en bois recouvert d’un épais drap blanc. Il le mit à bas et dévoila une majestueuse tapisserie de près de trois mètres de haut sur deux de large. Autrefois soyeux de Lyon, il passait le plus clair de son temps libre – c’est-à-dire le plus clair du jour et de la nuit – à broder cette tapisserie, qu’il souhaitait offrir à l’Empereur lors de son retour. Éternel insatisfait, il défaisait la nuit ce qu’il avait brodé le jour, et défaisait le jour le travail de la nuit. Il ne dormait qu’assez peu par ailleurs, ce qui lui laissait tout le temps de se consacrer à sa tapisserie. Mais rien n’y faisait ; l’avancement de l’œuvre était si lent que, malgré les années, on avait du mal à l’apprécier.
Son unique distraction était le passage mensuel d’un navire de ravitaillement. Mais même cette distraction ne parvenait pas à sortir de son ennui le « gardien Penelle », comme aimait l’appeler Eumée, le capitaine de l’embarcation et, surtout, ancien aide de camp de Penelle. Ces deux hommes étaient de la race pour laquelle la fidélité est la vertu suprême. Et fidèles, Dieu sait qu’ils l’étaient, tant que le dévouement à l’Empereur mena le premier jusqu’à un bagne du bout du monde et que le serment de suivre son supérieur, quelles que soient les circonstances, poussa le second à l’y suivre.
Eumée était passé dans la matinée ce jour-là :
– Alors, comment va notre gardien ? demanda Eumée en descendant de sa chaloupe.
– Ma foi, la santé est bonne, répondit Penelle.
Eumée avait la vie moins rude que son camarade. Il était, lui aussi gardien de phare, mais, sur la Guadeloupe, il avait un contact journalier avec le monde extérieur.
– Des nouvelles du monde civilisé ? demanda Penelle.
– Rien de bien intéressant.
Un des avantages de la vie sur la terre ferme est l’accès quotidien aux nouvelles du monde. Penelle ne manquait jamais de les demander à son compère, dans l’espoir de la restauration de l’Empire. Mais jamais les nouvelles n’étaient bonnes. Les deux seules informations qui l’aient intéressé furent la mort de Napoléon puis celle de l’Aiglon. Celles-ci avaient jeté un voile de deuil sur l’île, que même les terribles rayons des Caraïbes ne parvenaient pas à pénétrer.
– Et, qu’en est-il de cette tapisserie, Penelle ? interrogea Eumée.
Ce dernier connaissait le projet de son camarade. Il attendait, tout comme lui, le retour de l’Empire. Il avait préféré de ne pas avertir Penelle des différents coups d’État lamentablement ratés par le neveu de son ancien maître ; il ne lui semblait pas nécessaire de lui faire remonter de telles folâtreries qui déshonoraient la maison Bonaparte, qui, révélées à Penelle, ne feraient qu’aggraver sa situation psychologique.
– Rien de nouveau non plus, répondit-il sur le ton de l’ennui.
En repensant à cette discussion, Penelle s’arracha quelques instants de sa tapisserie. Il regarda l’heure sur l’horloge marine à côté du baromètre : il était presque quatre heures. Alors, comme il le faisait depuis quinze longues années, il recouvrit la tapisserie de sa toile, marcha vers l’ouverture du mur de sa chambre qui faisait office de fenêtre, se dirigea vers son lit puis se coucha. En s’endormant, il repensa aux campagnes épiques qu’il avait menées dans le temps, à l’Empereur et à la maison Bonaparte, à la charge des cuirassiers et à celle des dragons, à la grenaille et à l’enivrante odeur de la poudre brûlée qu’il avait tant aimée.
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Ill., Vanimmerseel