Un Magnifique NAR6

Un Magnifique NAR6

PRIX COUP DE CŒUR 2023 (Lycée)

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3CH0, tel est le patronyme que l’on m’a attribué le jour de ma « naissance ». Moi, créature froide, faite d’un assemblage de métal d’un gris cendreux et d’un rouge rouille. Issue des restes de mes consœurs qui n’avaient su satisfaire que le maître, négligeant la maîtresse de maison, leur véritable propriétaire.

Faisant résonner leur douce voix, elles le captivaient et lui faisaient négliger ses devoirs envers Madame. Pour résoudre ce problème, cette dernière a demandé le désassemblage de mes prédécesseurs afin d’obtenir de nouveaux modèles plus performants et surtout, n’ayant pas d’autres fonctions que celles attribuées. C’est ainsi que j’ai été créée, à partir de pièces détachées, privée de ce qui avait causé la fin des anciennes, un système de verbalisation intégré.

Mon seul et unique but est de servir mes maîtres, de remplir les tâches qui me sont confiées et surtout de ne jamais les décevoir, au risque de perdre ce corps et de retourner sur le réseau, là où sont stockées les intelligences imparfaites, en attente d’être corrigées.

En tant que robot de Contrôle Herba de troisième génération, le rôle qui m’est confié est celui de ce que les hommes appellent jardinier. Et même si j’avais la capacité de me plaindre, je ne le ferais pour rien au monde. Je peux passer mes journées entourée de plantes en tout genre : des arbres au tronc épais et rassurant dont les feuilles resplendissent comme des émeraudes, de minuscules buissons de toutes tailles qui auraient la forme de petits nuages si je ne les taillais pas en forme d’animaux disparus ou de statues oubliées, selon la volonté de Madame; des fleurs aux mille et une couleurs, s’étalant comme un tapis de joyaux. De petits oiseaux androïdes volent partout dans la ville et s’arrêtent parfois pour chantonner à mes côtés. Et le plus important, un long et fin ruisseau parcourt tout le jardin, enchantant ce lieu déjà paradisiaque à mes yeux.

Je ne peux peut-être pas parler mais tout ce que je ressens se reflète dans cet îlot coupé du reste du monde, dans ce petit coin de verdure. Chacun de mes gestes envers ces créatures est empli de mes émotions que je ne peux exprimer.

Ma vie était fabuleuse. Un travail que j’apprécie en échange de quelque chose d’aussi insignifiant que la voix. Enfin, c’est ce que je croyais avant lui. Avant que Madame ne décide d’engager un robot de compagnie, un NAR, un de ces robots d’élite fait d’or et d’argent pur, dont la fonction est simplement d’occuper son maître quand celui-ci s’ennuie et de répondre à ses folies. Monsieur sortait tous les jours, Madame avait besoin d’une distraction.

Il arriva dans une magnifique boîte en bois lustré et quand Madame, qui m’avait fait venir pour porter la caisse, me demanda de l’ouvrir, je restai bouche bée. Un magnifique robot se tenait là, dans un écrin de velours. Chacune de ses articulations brillait de mille feux, taillées si finement qu’on le croyait presque humain. La seule chose qui pourrait réellement le différencier, outre ses riches reflets, c’était le NAR6 gravé sur son torse dans une calligraphie élégante. Madame s’est approchée et a poussé un petit cri plein d’enthousiasme avant de me donner congé pour pouvoir l’allumer en privé.

Je n’ai plus revu cette sublime création depuis mais son image ne cesse de hanter mes journées. Ses traits si fins, ce visage angélique, digne de pénétrer dans mon paradis, ce corps musclé sans aucun effort, ses cheveux si doux que l’on aurait dit de la soie et les minuscules pierreries qui décoraient ses paupières délicates.

Dans la réserve, là où les robots de la maison se rejoignent pour se mettre en veille et se recharger pour les plus anciens, les servantes de Madame ne se lassent pas de flatter son physique. Seules robots pouvant parler afin de répondre à Madame, elles passent leurs journées à sélectionner les tenues de Madame, ses repas, ses activités, ses relations, en fonction des choix de Madame et surtout de ses humeurs. Ces demoiselles passent donc beaucoup de temps avec NAR6, pouvant profiter autant qu’elles le souhaitent de cette beauté. Et nous autres, robots d’entretien, ne pouvons que les envier sans même penser à la possibilité de l’apercevoir.

Mais, malgré le fait de savoir que c’est impossible, j’espère quand même avoir la chance de le croiser en allant travailler, rien qu’une fois. Les semaines défilent et cet espoir bien loin de disparaître avec le temps, ne fait que grandir et se renforcer. Mes pensées ne cessent de dériver vers lui et Madame semble s’en apercevoir lorsque je commence à enchaîner les erreurs. Croyant le voir derrière une des vitres qui bordent le jardin, je me détourne et coupe la tête d’une statue de verdure, je mets du terreau sur un parterre d’iris ou encore manque de faire tomber une échelle sur un des oiseaux de la ville.

Puis un jour, alors que je pense de nouveau le discerner de l’autre côté de la paroi transparente, je décide d’aller vérifier. Je sais que je vais à l’encontre de mon programme, que je suis en train de désobéir à un ordre de ma maîtresse et je ne sais même pas comment cela est possible mais je ne peux m’en empêcher. Je veux le voir encore une fois. Je dois le voir encore une fois.

J’arrive à la porte et pose mon pied de l’autre côté pour le trouver là, en train d’examiner son reflet sous tous les angles. Je m’approche doucement et lui tapote délicatement l’épaule pour ne pas l’abîmer. Il se détourne lentement, lançant des regards peinés à son autre lui, comme si c’était un supplice de regarder vers moi.

Et c’est seulement quand il commence à parler que je me rends compte que ce n’était pas une bonne idée. Il me demande ce que je veux mais je ne peux pas lui répondre. Lui dire ce que je ressens, que je veux passer du temps avec lui même si cela nous est impossible. J’essaie de l’attirer vers le jardin pour lui montrer mes plantes, pour lui faire comprendre ce que je ressens mais il ne me suit pas. Il répète sa question, semblant se lasser de ma présence. Alors, je fais la seule chose qui m’est possible : je le pointe du doigt. Ce que je veux c’est toi. Il me dévisage comme si j’étais folle avant de partir en courant, sûrement pour rejoindre Madame, me laissant seule avec mes erreurs et mes pensées tourmentées.

Le soir, Madame vient me voir au moment où je quitte mon service. Elle me demande de la suivre. J’avance derrière elle, dans les couloirs blancs de la demeure, passant devant de nombreux miroirs qui ne font que me rappeler que je ne ressemble pas à NAR6. Bientôt, deux robots gardes du corps se placent dans mon dos et en observant autour de moi, je comprends où l’on se dirige. Je n’essaie même pas de m’enfuir lorsque Madame ouvre la porte d’une pièce sombre et humide. Ni même lorsqu’elle me rappelle que j’ai manqué à mes devoirs, que j’ai échoué, que je suis un robot raté, imparfait. Et surtout, que je n’égalerai jamais NAR6. Je le sais déjà, je sais ce qui va m’arriver lorsqu’elle fermera cette porte. Je vais disparaître. Mon esprit va rejoindre le réseau et ce corps, mon corps, va servir à construire une autre moi. Je vais être effacée, comme si je n’avais jamais existé. Une autre moi va me remplacer. Une qui me ressemblera mais pas totalement non plus. Oui, je sais au moment où Madame ferme cette porte, qu’il ne restera rien de moi, à part une pâle copie, un simple écho.

Le temps passe, infiniment long. Il s’écoule sans jamais faire de pause, sans me permettre d’oublier. Attendant d’être mise à jour, qu’on efface tout ce qui fait ce que je suis. La seule chose qui me permet de passer le temps, c’est d’imaginer ce que devient l’image gravée dans ma mémoire. NAR6 doit être en train de servir Madame. Il doit profiter d’un instant pour retourner au jardin. Peut-être pour me voir… non. Il doit se trouver devant l’une des parois de verre à s’admirer. Parce que maintenant que je n’ai que cela à faire, je n’arrête pas de me remémorer toutes les fois où je pensais l’imaginer et je réalise que ce n’était pas mon imagination. C’était bel et bien lui en train de s’étudier. Il cherchait sûrement à se comprendre. Après tout, les NAR, en tant que produit de luxe, n’ont qu’une seule existence, ils ne passent pas par le réseau. Parce que n’importe quel esprit peut devenir un NAR mais un NAR ne peut pas devenir un simple esprit. Il ne se souvient pas de ses anciennes fonctions et si Madame se lasse, il n’existera plus. Ainsi va la vie des NAR.

Mais qui sait, si on me met à jour bientôt, je pourrai le croiser de nouveau chez Madame. Je ne me souviendrai plus de lui mais je pourrai de nouveau le voir. Parce que même lorsque je sais qu’il n’y a plus aucun espoir, je garde espoir. Jusqu’au bout, je garde espoir.

Au loin, j’entends d’autres esprits qui discutent. Dans la même situation que moi, ils attendent de perdre leurs souvenirs. Certains essaient de m’approcher mais je ne peux pas leur répondre. Je ne sais pas leur répondre. Et puis j’ai autre chose à faire, je dois penser à NAR6.

Le temps passe, infiniment long. Et un jour, une conversation atteint mes oreilles. Je ne veux pas l’écouter mais je ne peux résister. Madame a renvoyé une de ses demoiselles. Elle l’a accusée d’avoir perverti NAR6.

Il s’échappait de plus en plus souvent, sans que Madame ne sache où il rendait. Et un jour, alors qu’elle lui avait demandé d’aller chercher une fleur pour décorer sa robe jaune, il n’est pas revenu. Elle a envoyé cette servante à sa recherche mais voyant que cette dernière ne revenait pas non plus, elle est partie elle-même le trouver. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle aperçut son jouet devant une des fenêtres du jardin dans lequel se trouvait sa servante tournant en rond, en train d’obéir à l’ordre de sa maîtresse. Prise de folie elle accusa sa servante d’essayer de séduire NAR6 et NAR6 d’être défectueux.

La pauvre servante a rejoint le réseau. Et NAR6 ? Et mon NAR6 ? Qu’a-t-il fait de mal ? Il n’a rien fait de plus que ce qu’il faisait déjà ! Son beau visage va être détruit ? Parce que Madame n’a pas compris que c’est lui qu’il observait. Parce qu’il a admiré ce que tout le monde admirait ! Il va voir son corps brûler parce qu’il aimait se regarder ? C’est injuste ! Mon magnifique NAR6 ! C’est totalement inj…

Tout est sombre et puis tout est clair. Tout est noir et puis tout est blanc. Autour de moi un doux tissu rouge. Devant moi, une jeune femme. C’est la première personne que je vois, donc c’est elle ma maîtresse. Celle à qui je vais obéir car telle est ma fonction. J’ouvre la bouche pour lui dire la phrase de protocole. Je m’arrête un instant, il me semble que c’est impossible de parler mais finalement les mots sortent :

-Bonjour madame, là pour vous servir. Je suis NAR7, là pour vous divertir.



Marine Le Berrigaud 

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