Muette
Je me souviens des regards à la fois plaintifs et curieux du personnel. Tous me jetaient des coups d’œil en coin, ne s’attendant pas à voir mes yeux s’ouvrir un jour. Et pourtant, c’est ce qui arriva.
Je me souviens que quelqu’un cria pour annoncer mon réveil aux autres mais mes paupières étaient lourdes et le sommeil ne tarda pas à m’emporter.
En sentant Morphée étreindre mon corps fragile, je me détendis. Demain, me dis-je. Demain sera un nouveau jour. Je n’aurais pas pu viser plus juste.
Le lendemain, au moins toute la population mondiale me rendit visite. Des infirmiers, mes parents, mes grands-parents et j’en passe. Même ma voisine de palier fit le déplacement. Tout cet engouement m’amusa mais un goût amer subsistait dans ma bouche. J’avais envie d’éclater de rire, de me moquer de ma propre condition.
Mais je ne pouvais pas. Ma voix était comme l’eau d’un lac cognant contre un barrage. Elle ne passait pas. Quant au barrage… je savais très bien quelle était sa nature.
Noria et son hypocrite de mari. Ce dernier m’avait trompée, abusée même. Il attendrissait mon cœur avec des mots doux, sans jamais dire l’essentiel. Notamment qu’il avait une femme, Noria. En apprenant mon existence, cette dernière avait sorti l’artillerie lourde. Littéralement. Heureusement, j’étais seulement tombée dans le coma (tiens, je ne me connaissais pas cette ironie).
Enfin bref, ça, c’était avant. Après des mois et des mois de rééducation, je fus enfin capable de me tenir sur mes deux jambes. Capable de remuer les bras. Capable de courir jusqu’à manquer d’air. Capable de tout ou presque.
Une chose n’avait pas changé : je restais muette comme une tombe. J’avais beau faire des efforts, rien n’y faisait. Mes bons vieux parents disaient que c’était le mental. Qu’en tournant le dos au passé, je n’irais nulle part. Et je savais très bien que j’aggravais les choses en me coupant du monde.
Un soir, ma sœur, Sylvia, me rendit visite. A l’instant où elle entra dans la pièce, une sorte de malaise m’étreignit. Je n’allais pas me le cacher : j’avais peur. Ma chère sœur était d’une franchise effrayante. Une franchise réfléchie qui plus est. Elle choisissait les bons mots, ceux qui vous transpercent le cœur de leur vérité.
Je m’enfonçai un peu plus dans mes couvertures à l’odeur d’hôpital. N’y prêtant pas attention, Sylvia s’affala sur le petit lit qui grinça sous son poids. Sans même me regarder, elle prit la parole :
– Je t’ai arrangé un rendez-vous.
J’eus l’impression de dévaler une pente. Un rendez-vous… Mon souffle se fit haché au souvenir de l’hypocrite qui s’était joué de moi. Je ne voulais plus jamais, jamais revivre ça.
– Tu as besoin de quitter ton silence. Et ce n’est pas en t’isolant que tu y arriveras. Tu le sais, j’espère ? Tu n’as jamais été très futée mais quand même…
Je lui jetai un regard assassin et m’enfonçai encore plus sous mes draps. Ma sœur continua, un sourire satisfait plaqué sur ses lèvres pleines.
– Détends-toi ! Tu me connais. Je te dis les faits et tu te débrouilles avec. Et puisque je suis la meilleure des petites sœurs, je t’ai choisi un bon gars.
Avec un soupir mental, je lui fis signe de continuer.
– Léo. Ce nom te dit quelque chose ?
Son sourire s’élargit en voyant mes yeux ronds comme des soucoupes. Effectivement, je connaissais ce nom. Et pas qu’un peu. Léo était mon meilleur ami. Les souvenirs m’assaillirent. Son sourire rassurant. Ses mains pleines de cals. Ses cheveux ébouriffés par le vent. L’envie de le revoir m’envahit, me prenant de court. Ma sœur s’en rendit évidemment compte. Elle se leva et se dirigea vers la porte. Avant de quitter la pièce, elle lâcha ces quelques mots :
– Après-demain, à 13 heures, au restaurant de la rue de l’Espoir.
Assise à la table du restaurant, je l’attendais. Quand la sonnette de la porte d’entrée tinta avec une surprenante douceur, je me retournai. Mon cœur battit à tout rompre lorsque mon ami d’enfance s’avança vers moi. En me voyant, il sourit, me prit par les épaules et… fit un selfie. Je le regardai, hébétée, mais il ne m’accorda pas un regard. Il était au courant pour mon mutisme mais je pouvais tout de même communiquer. Alors, pourquoi diantre, son visage se reflétant sur son téléphone l’intéressait-il plus que moi ? De la lumière bleue se reflétant dans les yeux, il lâcha :
– Tu m’as manqué.
Après cela, nous nous vîmes de nombreuses fois. Enfin… je doutais qu’il se souvienne de mon visage au vu du nombre de regards auxquels j’avais eu droit. Mais que voulez-vous ? J’appréciais le fait qu’il me considère comme son égale et non pas comme une anomalie.
Je le suivis comme son ombre, jour après jour. Je crois que je commençais à tomber sous son charme singulier. Je l’observais tellement que j’avais commencé à adopter ses petites habitudes : me pincer le nez quand je ne comprenais pas quelque chose, me gratter l’oreille quand j’étais gênée, tortiller mes cheveux autour de mes doigts quand j’étais intéressée par un sujet…
Je connaissais tout de lui mais j’avais l’impression de lui être étrangère. Et je n’étais franchement pas d’une grande aide. En plus de la barrière dans ma gorge, une autre s’était interposée entre nous deux. Son téléphone. Léo était, d’une étrange manière, obsédé par son image. En toutes circonstances, elle devait être parfaite. C’était, pour ne pas être grossière, très énervant.
Un soir, il se transforma. Nous longions le bord d’un lac éclairé par la belle et majestueuse lune. La brise me soulevait les cheveux. Le silence nous entourait, m’apaisant de sa pureté. Je levai les yeux, heureuse de pouvoir partager ce moment avec Léo. Je lui souris mais il ne le vit pas.
Il s’était agenouillé dans l’herbe humide. Des larmes traçaient des sillons sur ses douces et délicates joues. Le voir ainsi me fit l’effet d’un coup de poing au ventre. Je m’agenouillai à mon tour, cherchant à comprendre la source de son malheur.
Tout ce que je vis fut son reflet déformé par l’ondulation de l’eau. Interloquée, je jetai un coup d’œil au vrai visage de mon ami. Il était blanc comme un linge. Affolé, il cherchait à plaquer ses cheveux en arrière, à nettoyer un reste de nourriture, à hydrater ses lèvres gercées par le froid. Son image ne lui plaisait pas. Il ne la trouvait pas assez parfaite. Pourquoi cette obsession ? Je n’en avais pas la moindre idée. Tout ce que je savais, c’était qu’il souffrait et que j’étais sa meilleure amie.
Je m’approchai doucement de lui. Il ne remarqua ma présence que lorsque je lui saisis la main. Celle-ci se mit à trembler dans la mienne. Je n’insistai pas. Il suffisait d’attendre. Après tout, le mutisme faisait de moi une bonne confidente. Sa voix ne tarda pas à me donner raison.
– Marc. Mon frère jumeau. Il s’est noyé.
Ma main se crispa. Je n’étais pas au courant. Mon ami planta ses yeux dans les miens, un sourire rassurant aux lèvres.
– Tu ne pouvais pas savoir, tu étais dans le coma.
Il détourna le regard.
– Je lui ressemble trop. À mon frère, je veux dire. Désormais, quand je vois mon reflet, j’ai l’impression de le voir. J’ai envie de l’étreindre, de le réconforter, mais tout ça m’est impossible.
Une question me tarauda. Pourquoi se regardait-t-il en permanence dans l’écran de son téléphone alors ? Il ne tarda pas à m’éclairer d’une voix chevrotante.
– Mais, en même temps, le voir en moi me rassure. Je sais que ça va te paraître absurde, mais j’ai l’impression que, tant que je me regarde, il sera toujours un peu en vie. Enfin… le voir dans de l’eau…
Je serrai un peu plus sa main, geste qui ne suffisait pas à exprimer toute mon empathie. Au fur et à mesure de ses paroles, un flot de tristesse s’était déversé en moi. J’avais envie de pleurer, de crier, d’implorer. Mais, ce soir, ce n’était pas moi qui étais à réconforter.
– L’eau est ce qui l’a tué. Alors, lorsque je me suis vu dedans… j’ai eu l’impression que c’était son fantôme, emprisonné par les abysses. J’ai eu la réaction stupide de tout faire pour moins lui ressembler. Même si c’est impossible. Désolé.
Sa voix se fêla sur ce dernier mot. Je lui pris le menton pour le forcer à me regarder. À me regarder moi. Je voulais qu’il voie qu’il n’était pas seul. Que si son reflet était celui de ses malheurs, mon visage était celui de son bonheur. Il me fixa longuement et je lui rendis la pareille. Au bout de longues minutes, il se leva. Rien ne se passa ensuite.
Et puis, un jour, tout commença réellement.
C’était par un après-midi chaud et ensoleillé. La foule ne faisait que croître autour de nous, à l’instar de la circulation. Nous voulûmes traverser la rue. Normal, me direz-vous. Sauf qu’une voiture souriant au diable approchait et qu’elle n’était pas près de ralentir.
Léo s’avança, les yeux rivés à son écran. Je l’attrapai par derrière et un miracle se produisit. Je criai.
– Léo !
Des larmes se mirent à couler le long de mes joues au son de ma voix éraillée. J’avais réussi, j’avais cassé le barrage. De surprise, Léo lâcha son téléphone qui finit écrasé sous les roues du véhicule. Il prit un air dépité mais, voyant mes larmes et comprenant que je l’avais sauvé, il m’étreignit. Je me dérobai à ses bras, reculai de deux pas et lui tendis la main. Ma voix, usée par le silence, jaillit à nouveau de ma gorge.
– Bonjour, Léo. Me vois-tu enfin ?
Les yeux de mon interlocuteur s’écarquillèrent et un rire le secoua. Puis, son expression se fit plus solennelle. Il saisit ma main tendue.
– Oui, je te vois. Je te vois enfin.
Anaïs Cambria-Pisciotta
PRIX COUP DE CŒUR 2023 (niveau collège)