Cléopâtre et nous
Avant la sortie chez Gremese de son livre consacré au célèbre film de Joseph L. Mankiewicz, « Cléopâtre »1, Jean-Michel Ropars nous explique les raisons de la popularité persistante de cette figure mythique dans l’imaginaire collectif occidental.
La reine d’Égypte, Cléopâtre (vers – 69 av. J.-C./- 30 av. J.-C.), fait actuellement l’objet d’une exposition intitulée « Le mystère Cléopâtre » à l’Institut du Monde Arabe à Paris, une dizaine d’années après celle de la Pinacothèque de Paris (2014), qui s’appelait « Le Mythe Cléopâtre ». Manifestement le sujet a de quoi attirer les foules, quand bien même il n’y a pas grand-chose de concret à montrer historiquement parlant : car, comme il est bon de le rappeler, on ignore presque tout de la dernière des Lagides. Le paradoxe est en effet que cette femme (sans doute la plus célèbre de l’Antiquité) ne nous est guère connue que par ses adversaires (Octave Auguste principalement, et tous les écrivains antiques qui ont repris la propagande de ce dernier). Quel contraste avec la femme la plus célèbre du Moyen-Âge : Jeanne d’Arc, qu’à l’inverse nous connaissons bien mieux, grâce notamment à son procès !
Fondamentale en histoire, la question des sources se pose pour Cléopâtre avec une dramatique acuité : « Nous ne disposons […] d’aucun récit ancien de son règne, pas même d’une simple notice biographique !2», souligne l’historien Michel Chauveau. Elle n’a pas laissé d’écrit, et on ne dispose d’aucune chronique égyptienne qui traite de son règne. Ceux qui ont parlé d’elle, comme Plutarque, Suétone ou Appien, l’ont fait bien plus tard (40-120 ap. J.-C. pour Plutarque). La reine y apparaît transformée selon les préjugés communs aux auteurs anciens, renforcés ensuite par le christianisme et les Pères de l’Église (tous sont marqués à la fois par une misogynie fondamentale et la xénophobie : songeons à Juvénal écrivant que « l’Oronte syrien s’est déversé dans le Tibre »). Très instructive à cet égard est l’exposition actuelle à l’Institut du Monde Arabe : la première salle au rez-de-chaussée, consacrée à l’Histoire, est très succincte, à l’inverse de la deuxième à l’étage, bien plus vaste et dédiée au Mythe de Cléopâtre.
Résumons en quelques mots ce que l’on sait d’elle : descendante de Ptolémée Sôter, compagnon d’Alexandre le Grand et fondateur du royaume lagide, c’était donc une macédonienne, c’est-à-dire une grecque à la tête du dernier des grands royaumes hellénistiques, centré sur l’Égypte. À l’époque ce royaume était déjà depuis un certain temps devenu un royaume-client de Rome (Ptolémée XII, le père de Cléopâtre, n’avait pu conserver son diadème que grâce aux Romains).
Cléopâtre a été, quasiment par nécessité, étroitement mêlée aux guerres civiles de la fin de la République romaine car l’Égypte était riche, et tout le monde à Rome avait intérêt à la contrôler ; d’abord aux côtés de César, qui l’a installée comme seule reine d’Égypte et dont elle aurait eu un fils, Ptolémée XV César, dit Césarion (elle a d’ailleurs vécu à Rome de la fin de -46 au début de -44 av. J.-C.). Après l’assassinat de César à Rome en -44 av. J.-C. (lors des fameuses ides de mars), elle prit le parti de Marc Antoine (Plutarque a laissé un célèbre récit de leur rencontre à Tarse en Cilicie, actuelle Turquie), qui devint son amant et dont elle eut deux enfants : Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné. Menant avec lui une vie de plaisirs à Alexandrie, ils avaient formé une association dénommée « Ceux qui vivent une vie inimitable » (ἀμιμητόβιος : inimitable). Mais Marc Antoine et Cléopâtre furent vaincus à Actium, sur la côte occidentale de la Grèce en -31 av. J.-C. Rentrés en Égypte à Alexandrie, tous deux s’y suicidèrent dans l’été -30 av. J.-C. : d’abord Antoine ; puis Cléopâtre, qui voulait éviter d’être emmenée à Rome pour figurer dans le cortège triomphal d’Octave Auguste. Selon Plutarque, elle se serait fait mordre volontairement par un aspic dissimulé dans un panier de figues (à moins que le poison n’ait été dissimulé dans l’intérieur d’une aiguille). On n’a bien sûr jamais retrouvé sa tombe (de toute façon, il ne reste pratiquement rien de l’Alexandrie antique, rien du Phare, de la bibliothèque ou du tombeau d’Alexandre).
Nous ne savons à peu près rien de son apparence physique, de sa personnalité réelle et surtout de son programme politique. Selon Plutarque 3 (notre source principale, qui ne s’est jamais prétendu historien : il a seulement voulu écrire des « Vies », dans un souci d’édification ; c’était un moraliste), « sa beauté n’était pas, à elle seule, incomparable ni susceptible de fasciner ceux qui la voyaient», (on pense à la boutade de Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé », frag. No 31/35 ; Vanité no32/38).
Si l’on met à part quelques représentations schématisées sur des pièces de monnaie4 ou quelques statues plus ou moins idéalisées5 (dont on n’est pas toujours sûrs qu’elles la représentent), il ne subsiste plus d’elle aucune représentation réaliste assurée (André Malraux l’a dit en 1960 : « Cléopâtre était une reine sans visage, et Néfertiti est un visage sans reine6 »). Elle impressionnait, nous dit Plutarque, par « la séduction de sa conversation » et sa culture ». Cas unique parmi les Lagides d’origine macédonienne, elle avait appris l’égyptien. Elle était d’ailleurs polyglotte, ajoutant au grec selon Plutarque l’araméen, l’hébreu, l’arabe, l’éthiopien, le mède, le parthe et même la langue des Troglodytes. Mais pour Plutarque c’était plutôt la confirmation que c’était une femme dangereuse, et bien la preuve « que Cléopâtre (était) une sirène, non une femme « normale » ; sa capacité à s’exprimer en plusieurs langues ne (faisait) qu’accroître l’étrangeté et le danger qu’elle (représentait)7». Cultivée, intelligente, ambitieuse et en rien une « reine de beauté »; il est impossible de la cerner davantage.
La fameuse Cléopâtre n’est donc pour nous plus guère qu’un mythe (comme on parlerait du mythe de Don Juan, ou de celui du Docteur Jekyll & de Mister Hyde) ; et ce mythe est lié à la propagande d’Octave/Auguste qui, vainqueur de Marc Antoine et de Cléopâtre, a dressé (avant même sa victoire à Actium) un portrait totalement négatif de la reine (il a préféré s’en prendre à elle plutôt qu’à Marc Antoine qui a longtemps conservé une réelle popularité).Mais curieusement, ce sont ces excès mêmes de la propagande augustéenne qui ont assuré l’extraordinaire survie posthume de la reine, en en faisant, dès l’Antiquité même, une figure extrêmement populaire bien que totalement fantasmatique. Comme le souligne Christian Georges Schwentzel : « Jamais figé, le contenu du mythe varie et se renouvelle de génération en génération, offrant un exemple unique de filiations culturelles et de réinterprétations à répétition. Nulle autre femme antique ne s’est à ce point réincarnée : ni Néfertiti, ni Aspasie, ni Salomé, ni Bérénice, ni Zénobie. Cléopâtre est un cas unique.8 » Ce sont les différentes facettes de ce mythe qui nous intéresseront ici.
– 1. Il y a tout d’abord (dès l’Antiquité) la Cléopâtre courtisane orientale, la sirène maléfique et luxurieuse à l’insatiable appétit sexuel, se vautrant dans la débauche. Christian-Georges Schwentzel (commissaire scientifique de l’exposition à l’Institut du Monde Arabe) en a donné un exemple frappant. Sur une lampe à huile romaine des Ier ou IIe siècles apr. J.-C., voici ce que montre le médaillon central :
« Cléopâtre, reconnaissable à sa coiffure et à son profil, qui paraissent avoir été calqués sur les bustes des monnaies, se tient nue, assise non sur un trône, mais sur un énorme sexe en érection. La caricature illustre le thème de l’appétit sexuel immodéré de la reine insatiable. Sa défaite à Actium est aussi évoquée, de manière ironique, par la palme, symbole de victoire qu’elle brandit ridiculement de la main gauche. À ses pieds, un crocodile incarne l’Égypte de manière monstrueuse, comme (…) sur les monnaies de la colonie romaine de Nîmes. Il rappelle aussi la prétendue zoolâtrie des Égyptiens, dénoncée par les auteurs d’époque romaine9. »
Plus tard au Moyen-Âge Dante range cette Cléopâtre-là dans son Enfer (V, 63). C’est un thème qui a parcouru les siècles jusqu’à nos jours : d’où au XXe siècle toute une vague de films pornographiques qui l’ont prise pour héroïne, dont on reparlera plus loin.
– 2. il y a aussi la souveraine orientale, fastueuse, qu’on rapprochera volontiers de la reine de Saba venant rencontrer à Jérusalem le roi Salomon, avec dans ses bagages toutes les richesses d’un Orient mythifié (cf. aussi le mythe des « Rois mages », qui accourent pour célébrer avec l’or, l’encens et la myrrhe la naissance de Jésus). C’est cette Cléopâtre qui, selon Plutarque, aurait accueilli somptueusement Marc Antoine à Tarse. La peinture aux XVIIe-XVIIIe siècles l’a souvent représentée. Il y a par exemple au Louvre un somptueux tableau de Claude Gellée dit Le Lorrain qui montre un Paysage avec le débarquement de Cléopâtre à Tarse (vers 1642/1643) : la reine entourée de ses suivantes est accueillie par Marc Antoine qui s’approche à droite, dans un port au milieu de bâtiments de style Renaissance dans une splendide lumière de crépuscule. Au XVIIIe siècle Giambattista Tiepolo (1696/1770) a représenté la même scène de rencontre au Palazzo Labia à Venise, ainsi que le fameux Banquet de Cléopâtre qu’on voit aussi à Paris, au Musée Cognacq-Jay (vers 1742/1743) : selon une anecdote rapportée par Pline l’Ancien, pour montrer la richesse de son pays et offrir soi-disant le repas le plus coûteux de l’histoire. Cléopâtre aurait fait dissoudre selon Plutarque une perle précieuse dans un verre de vinaigre qu’elle aurait bu ensuite (cette perle formait l’une de ses boucles d’oreille et aurait valu 10 millions de sesterces).
– 3. il y a enfin – figure plus positive – Cléopâtre la grande amoureuse, qui s’attache à Marc Antoine et meurt courageusement après lui (un tableau de Pompéo Batoni : 1708/1787, au Musée des Beaux-Arts de Brest, montre Marc Antoine expirant dans les bras de Cléopâtre) : elle le suit dans la mort grâce à la morsure de l’aspic qu’elle aurait fait apporter en cachette d’Octave Auguste, un thème appelé à une grande postérité car visuellement intéressant. C’est cette Cléopâtre-là, amoureuse et courageuse, comme un être d’exception, qu’a montrée au théâtre Shakespeare (en 1606 ou 1607) dans sa fameuse pièce Antoine et Cléopâtre. La pièce a ensuite souvent été imitée dans de très nombreuses autres œuvres. D’où alors une réhabilitation partielle de Cléopâtre : en tant qu’héroïne tragique, noble et courageuse.

Pompeo Batoni, « La Mort de Marc-Antoine », 1763.
On voit au Moyen-Âge, dans un manuscrit sur vélin de la traduction française du Sur les destins d’hommes et de femmes illustres de Boccace (1355-1360) à la British Library, Cléopâtre à moitié nue (Éros et Thanatos) se faisant mordre les seins par deux serpents10. Plus tard, l’italien Guido Reni (1575-1642) a lui aussi souvent représenté la scène, par exemple dans un tableau de 1626 à Florence intitulé Le suicide de Cléopâtre (collection privée11).
Mais un changement de cap se produit au XIXe siècle, voire un cruel retour en arrière : après la campagne d’Égypte de Bonaparte qui donna naissance à l’égyptomanie, puis sous l’influence du romantisme et de l’orientalisme colonial (toujours à la recherche d’exotisme et de dépaysement dans un Orient fantasmé pensé comme l’inverse de l’Occident), c’est plutôt la figure de l’amoureuse voluptueuse, dépourvue de tout sens moral qui revient en force. Et d’abord en peinture, celle dite « de Salon », ou peinture « pompier » ou académique avec deux exemples célèbres :
1. Jean-André Rixens (1846-1925) peint une Cléopâtre nue sur son lit de mort (La mort de Cléopâtre, 1874, au musée des Augustins de Toulouse) dans un décor « égyptianisant » (dépouille de vautour, cartouche au nom de Ramsès II, statue d’Isis allaitant Horus). Le corps magnifique de la reine à la peau laiteuse est nu jusqu’aux genoux (alors que Plutarque racontait qu’elle avait revêtu son costume royal pour être exposée) : symboliquement, le tableau est centré sur le sexe de Cléopâtre.

Jean-André Rixens, « La Mort de Cléopâtre », 1874.
2. Alexandre Cabanel (1823-1889) montre la reine à droite, vêtue à l’égyptienne, poitrine découverte et couchée sur des coussins avec une panthère à ses pieds, contemplant nonchalamment à gauche les prisonniers qu’elle fait mourir, simplement pour tester des poisons (d’après un passage de la Vie d’Antoine de Plutarque : LXXI, 4-5) : Cléopâtre testant des poisons sur des prisonniers (1887, au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers). Sa pose est évidemment lascive, tandis qu’on emporte un cadavre et qu’un des condamnés à mort se tord de douleur sous l’effet du poison qui vient de lui être administré par une servante.

Alexandre Cabanel, « Cléopâtre », 1887.
La musique a également célébré les vertus soit positives, soit négatives de la reine. Plusieurs opéras la mirent en scène : par exemple celui d’Antonio Canazzi (1653). Giulio Cesare de Haendel en trois actes (1724) a été récemment redécouvert et reconnu comme un chef-d’œuvre de la musique baroque. En 1885 il y eut celui de Victor Massé, en 1914 un opéra en quatre actes de Jules Massenet ; et cela continue : en 2021 le compositeur américain John Adams a composé un opéra dédié à la reine dans un style résolument contemporain.
La littérature n’est pas demeurée en reste. Théophile Gauthier (attiré par l’Orient, et qui a écrit Le roman de la momie et la nouvelle Le pied de momie) a imaginé dès 1838 dans Une nuit de Cléopâtre la reine offrant à l’un de ses jeunes admirateurs (Meïamoun), qui l’avait surprise au bain, de passer une nuit d’amour avec elle, mais en échange de sa vie : il devra se suicider au matin. José Maria de Heredia (dans le groupement de poèmes intitulé dans Les Trophées « Antoine et Cléopâtre ») décrit Marc Antoine lisant dans les yeux de sa maîtresse le futur désastre de sa flotte à Actium :
« Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères. »12
Malgré l’absence de sources, les biographies de Cléopâtre fleurirent. Le flot ne s’en est d’ailleurs pas tari jusqu’à aujourd’hui. En faire l’inventaire soulignerait simplement ce qu’est un « bon sujet » pour des écrivains en mal d’inspiration.
Au théâtre, le dramaturge irlandais George Bernard Shaw (1856-1950) a proposé en 1898 une vision décapante de la relation entre César et Cléopâtre (Caesar and Cleopatra, repris dans le recueil Trois Pièces pour puritains : Three Plays for Puritans, en 1901) : Cléopâtre y était présentée comme une jeune fille coquette et naïve trouvant son mentor ou son Pygmalion en un César vieillissant. En 1945 la pièce sera adaptée au cinéma par Gabriel Pascal avec Vivien Leigh et Claude Rains. Cet extrait de l’acte II, où Cléopâtre s’adresse à César qu’elle voit comme un « vieux Monsieur », la montre comme si elle était une midinette inculte qui n’attendrait qu’une chose, être séduite par un beau guerrier :
« Mon père (Ptolémée XII) était Roi d’Égypte et il ne travaillait jamais. C’était un grand Roi ; et il a coupé la tête à ma sœur parce qu’elle s’était révoltée contre lui et lui avait enlevé son trône […]. (Heureusement) Un beau jeune homme, aux bras ronds et forts, est venu de l’autre côté du désert. Il avait avec lui beaucoup de cavaliers, et il a tué le mari de ma sœur et rendu le trône à mon père…(Pensivement). Je n’avais alors que douze ans… Oh ! Comme je voudrais qu’il revienne, maintenant que je suis Reine, j’en ferais mon mari (…) Que je voudrais être un peu plus âgée, pour qu’il ne me traite pas comme une simple petite chatte, comme vous le faites (elle s’adresse à César) ! Mais peut-être le faites-vous parce que vous êtes vieux, vous13… »
La grande poétesse Anna Akhmatova (1889/1966), évoque également la reine d’Egypte dans son poème à clef, sobrement intitulé « Cléopâtre » (1940, Léningrad, janvier), dans lequel se profile un Octave/Staline ayant causé la mort d’Antoine/Nikolaï Pounine (son mari), décidé à enchaîner sa victime Cléopâtre/Akhmatova et mettre aux fers ses enfants (son fils Lev fut arrêté et déporté en 1938)14.
N’oublions pas la bande dessinée. Dans le sillage du film Cléopâtre de Mankiewicz (1963) sort en 1965 l’album Astérix et Cléopâtre de René Goscinny et André Uderzo (il faut leur rendre grâce d’avoir su maintenir vivantes dans la culture populaire des figures de l’Antiquité, en dépit de nombreux contresens historiques). On sait que cet album a été adapté à l’écran en 2002 avec Monica Bellucci dans le rôle-titre, dans le film d’Alain Chabat : Astérix et Obélix, Mission Cléopâtre, qui a été un grand et justifié succès public. Astérix et Obélix : L’Empire du milieu, semble-t-il moins réussi, a été réalisé par Guillaume Canet en 2023. Cléopâtre y est jouée par Marion Cotillard toujours en guerre (comme dans la BD de Goscinny et Uderzo) avec Jules César (il n’y a aucune base historique pour justifier une rivalité César-Cléopâtre qui furent au contraire amants et eurent un fils qu’on a appelé Césarion/Ptolémée XV). Au Japon, Cléopâtre a également été le sujet de mangas.
Et la publicité ! Dès 1872 la firme Liebig utilise Cléopâtre pour vanter ses produits sur ses affiches ; Cléopâtre est aussi avant la Première Guerre mondiale mise sur des boîtes de sardines. En 1915 la marque américaine Palmolive écoule son savon Cleopatra (qui fit l’objet en 1985 un spot télé célèbre, plutôt déshabillé, réalisé à Cinecittà par Georges Lautner pour l’agence Publicis). Ce fut aussi le nom donné à des cigares (Antoine et Cléopâtre, également connus sous le nom d’AyC), le nom d’une colle blanche, « La Reine des colles », livrée avec une petite spatule. Cette désignation renvoie-t-elle également à l’attachement jugé excessif par l’entourage d’Auguste ou par Plutarque de Cléopâtre pour Marc Antoine ? En 1983, le cinéaste italien Dino Risi réalise un spot publicitaire célébrant les mérites de Terra de la firme Johnson, un nettoyant pour carrelages : on y voyait Cléopâtre félicitant César pour la brillance des sols de son palais entretenus par l’esclave Solcarlus (interprété par Jean-Marie Proslier). En 2010, l’actrice américaine Whoopi Goldberg, habillée en Cléopâtre, fait même la réclame pour une marque de serviettes anti-fuites urinaires….
Mais c’est bien sûr le cinéma qui a joué un rôle clé au XXe et XXIe siècles dans la diffusion du mythe. On décompte en effet près de 80 films ou téléfilms sur le sujet (adaptations de Shakespeare et Shaw comprises). Il serait impossible d’en dresser ici la liste exhaustive : citons seulement quelques jalons, qui présentent des visages très différents de la reine15.
Dès 1899 (le cinéma vient à peine d’être inventé, en 1895) Georges Méliès consacre un court-métrage de deux minutes à la reine d’Egypte. Cléopâtre est interprétée par Charlotte Faës, dite Jehanne d’Arcy (la future épouse du réalisateur) 16 (retrouvé en 2005, après avoir été longtemps considéré comme perdu, le film retrouvé en 2005, montre le fantôme de Cléopâtre surgissant de son tombeau après une profanation. Les Américains vont très vite repérer le bon filon : le premier film vraiment marquant est en 1917, à Hollywood, celui que tourne la Fox : Cleopatra ou La Reine des Césars, de J. Gordon Edwards, avec dans le rôle de Cléopâtre Theda Bara[13] (1885-1955), fascinante par son pouvoir de séduction (yeux cernés de khôl, les seins à peine cachés par des rubans métalliques), ce qui fit d’elle la première « vamp » de l’histoire du Septième art (le film a été ensuite longtemps censuré, et il n’en reste malheureusement plus aujourd’hui, après un incendie, que des fragments).

En 1934, dans le film de Cecil B. De Mille Cleopatra, Claudette Colbert (une actrice d’origine française) est une Cléopâtre souriante, décontractée et ludique (« représentative de la « femme nouvelle » des années trente et des mœurs sociales de l’Amérique contemporaine 17 ») ; elle se baigne dans du lait d’ânesse où flottent des pétales de roses, et porte une tenue moulant au plus près sa fine silhouette18. L’affiche du film vante « Cléopâtre, une histoire d’amour qui ébranla le monde, transposée en un spectacle d’une terrible magnificence. » En 1945 (comme on l’a déjà évoqué plus haut) c’est Vivien Leigh qui jouera le rôle de la jeune reine dans le Caesar and Cleopatra de Gabriel Pascal, etc.
La censure (le célèbre « Code Hays ») se relâchant après-guerre, la reine réapparaît en 1953 dans un film de Mario Monti Deux nuits avec Cléopâtre (Due notti con Cleopatra), une farce pseudo-érotique dans laquelle Sophia Loren n’hésite pas à se découvrir, et à montrer épaules et jambes. Par la suite Cléopâtre est devenue une figure du cinéma érotique ou pornographique (par exemple avec Peter Perry Jr., al A. P. Stootsberry, dans The Notorious Cleopatra, en français Les Orgies sexuelles de Cléopâtre en 1970 avec l’actrice américaine Loray White ; en 1985 Les Nuits chaudes de Cléopâtre de Cesar Todd avec Marcella Petrelli ; en 1996 Antonio e Cleopatra ou The Love Nights of Antony and Cleopatra de Joe d’Amato avec Olivia Del Rio).

Loray White, The Notorius Cleopatra, 1970.
Mais le film le plus célèbre est certainement celui qui réalisa Joseph L. Mankiewicz en 1963, avec une pléiade de vedettes prestigieuses (Liz Taylor, Richard Burton, Rex Harrison, Martin Landau, Roddy McDowall). Sur le moment ce film a fait figure de « film maudit », de véritable cauchemar : en raison des difficultés d’un tournage interminable, avec des changements de réalisateur, de producteur et de directeur de la Fox en cours de route ; en raison des dépenses folles alors engagées. Au début, le tournage devait avoir lieu en Angleterre mais le climat, qui ne se prêtait guère à une reconstitution de l’Égypte antique et entraîna de graves problèmes de santé chez Liz Taylor – jusqu’à une méningite, le coma et la nécessité d’une trachéotomie –, obligea à tout déménager vers l’Italie : Rome, Cinecittà et la Méditerranée.

Liz Taylor, Cléopâtre, Mankiewicz, 1963.
Le film, cependant, contrairement à une légende tenace, fut au bout du compte rentable financièrement en raison du scandale médiatique qui accompagna la liaison « adultère » entre Liz Taylor et Richard Burton, qui étaient tous deux mariés19, en raison surtout des coupes drastiques qu’opéra le nouveau directeur de la Fox Darryl F. Zanuck, qui supprima d’innombrables scènes car il n’y trouvait pas assez de batailles et d’hémoglobine. Il pensait aussi que le film n’était pas assez « grand public » et trop intellectuel (le réalisateur, Mankiewicz, épuisé par le tournage et dégoûté de ce qu’on avait fait de son œuvre, en vint à la désavouer, ne voulut plus jamais en entendre parler, et s’éloigna progressivement des studios) ; en raison, enfin, de la critique américaine qui faute de l’avoir compris, éreinta le film.
Cléopâtre, par conséquent, a été considéré – et reste encore parfois considéré – comme un « film raté ». Rien de plus faux : il s’agit en réalité d’un authentique chef-d’œuvre, nourri aux meilleures sources littéraires (Plutarque pour la première partie concernant la relation entre César et Cléopâtre, Shakespeare pour la deuxième partie centrée sur le couple Marc Antoine/Cléopâtre). C’est une fantasmagorie visuelle qui a ressuscité l’Alexandrie des Ptolémées, alors la plus grande ville du monde méditerranéen, un drame d’une profondeur historique et psychologique sans équivalent dans le monde du péplum (une réflexion sur le temps, sur la fragilité des rêves humains et sur les artifices du cinéma). Mankiewicz (réalisateur de L’Aventure de Madame Muir, Chaînes conjugales, Ève, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l’été dernier, Le Limier) était un réalisateur extraordinairement cultivé, il avait notamment lu Plutarque et Shakespeare. De plus les acteurs et actrices qu’il choisit (Liz Taylor, Richard Burton, Rex Harrison) apparaissent dans ce film au plus haut de leur talent, et entourés de ce qu’Hollywood pouvait alors offrir de mieux : pour la musique (Alex North), les décors (John DeCuir), les costumes (Irène Sharaff) ou le maquillage. Il s’agit selon moi du meilleur film consacré à la dernière reine d’Égypte. Mon ouvrage édité chez Gremese (2026) lui rend l’hommage qu’il mérite.
Depuis l’histoire de Cléopâtre au cinéma n’a pas fini de s’enrichir. En 2005 il y eut la fameuse série télévisée américano-britannico-italienne Rome (avec une Cléopâtre vulgaire et dépravée, jouée par l’actrice britannique Lindsey Marshal). En 2011, un documentaire-fiction de Fabrice Hourlier, réalisé en collaboration avec des historiens et des linguistes (Le Destin de Rome), montrait une Cléopâtre (jouée par Laetitia Eido) qui s’exprimait en grec ! En 2025 on annonce un biopic réalisé par la canadienne Kari Skogland, avec l’actrice et mannequin israélienne Gal Gadot, connue pour ses interprétations dans Wonder Woman en 2017 et Wonder Woman 1984 (en 2020) …
Nous conclurons sur la récupération de la figure de Cléopâtre par différents mouvements :
C’est le cas du mouvement Black is beautiful, dans la seconde moitié du XXe siècle. Le nom de la reine d’Égypte a ainsi été donné à l’héroïne noire 20, agent de la CIA et justicière dans deux films des années 1970, Cleopatra Jones de Jack Starett en 1973 et Cleopatra Jones and the Casino of Gold de Charles Bail en 1975. Cette intéressante déclinaison du personnage est incarnée par l’actrice et top-model afro-américaine, Tamara Dobson.
Rihanna, d’origine barbadienne et qui s’est fait tatouer une Isis ailée sous la poitrine (elle porte aussi au bras gauche un portrait de Nefertiti) est montée sur scène vêtue en Cléopâtre, chantant assise sur un trône pharaonique lors de sa Cleopatra Performance en 2012 (dans le domaine de la pop américaine, Rihanna n’est pas la seule à avoir ainsi exploité l’image de la reine : Madonna en 2012 est venue danser et chanter habillée en Cléopâtre pour la mi-temps de la finale du super bowl ; en 2014 Katy Perry a réalisé un clip pour une de ses chansons costumée en Cléopâtre).
Cléopâtre est également devenue une icône féministe : ainsi dans la comédie musicale dédiée à Cléopâtre, la dernière reine d’Égypte, avec Sofia Essaïdi (2009), où la reine est présentée comme « l’emblème de la femme d’aujourd’hui. Par son charme, son charisme, sa grâce, son tempérament, sa personnalité et sa force, Sofia (donne) vie à cette reine mythique, souveraine légendaire, incarnation du glamour et de la puissance. »
Le mythe « Cléopâtre » n’est donc pas mort en ce début de XXIe siècle. Mais, comme l’a écrit l’historien Emmanuel de Waresquiel, « les mythes (ne sont-ils pas) la tunique de Nessos de l’Histoire21 » ?
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- La publication est prévue début 2026. ↩︎
- Michel Chauveau, Cléopâtre au-delà du mythe, Paris, Liana Levi, 1998, p. 8. ↩︎
- Plutarque, Antoine, XXVII, 3-5. ↩︎
- Reproductions dans Christian-Georges Schwentzel, Cléopâtre, la déesse-reine, Biographie Payot, Paris, 2014, p. 278-289. ↩︎
- Ibid., en regard de la p. 192. ↩︎
- André Malraux, discours à l’Assemblée Nationale : « Pour sauver les monuments de Haute-Égypte » (8 mars 1960). ↩︎
- Christian-Georges Schwentzel, op. cit., p. 214. ↩︎
- Ibid., p. 230-246 et 257-258. ↩︎
- Reproduction dans Christian-Georges Schwentzel, op. cit., p. 210. ↩︎
- Reproduction dans Christian-Georges Schwentzel. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- José-Maria de Heredia, Les Trophées, Poésie/Gallimard, p. 103. ↩︎
- George Bernard Shaw, Trois pièces pour puritains, (version française par Augustin et Henriette Hamon), Paris, Éditions Montaigne, Fernand Aubier, 1935, p. 151. ↩︎
- Anna Akhamota, Requiem, poème sans héros et autres poèmes, Poésie/Gallimard, p. 182-183 (Roseau, sixième livre de poèmes, 1923/1940). ↩︎
- Sur Cléopâtre au cinéma, la référence incontournable est évidemment le livre d’Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, Nouveau Monde Editions, Paris, Cinémathèque, Suisse, Lausanne, 2009. L’ouvrage est également disponible sur internet (https://www.hervedumont.ch/L_ANTIQUITE_AU_CINEMA/), p. 330-350. ↩︎
- L’anagramme de son nom est « Arab Death » : tout un programme… ↩︎
- Hervé Dumont, op. cit., p. 335. ↩︎
- On a pu l’admirer à Paris en 2025 lors de l’exposition « L’âge d’or du péplum » à la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé. ↩︎
- Ils furent poursuivis aussi bien par l’Église catholique que par les paparazzi. ↩︎
- Voir Christian-Georges Schwentzel, op. cit., p. 248-249. ↩︎
- Emmanuel de Waresquiel, Sept jours (17-23 juin 1789). La France entre en révolution, Texto, Paris, 2014, p. 277. ↩︎
ill. d’ouverture : Antoine Rivalz, « La Mort de Cléopâtre », Musée d’art et d’histoire de Narbonne, entre 1680 et 1735.
Agrégé d’histoire, Jean-Michel Ropars publie régulièrement dans diverses revues des articles sur la mythologie grecque. Auteur d’Ulysse dans le monde d’Hermès, (Paris, les Belles Lettres, 2023), il s’intéresse également au cinéma. Il collabore ainsi aux revues « Jeune cinéma », « Positif », « Slate.fr » et a participé à l’écriture d’ouvrages collectifs consacrés à Polanski, Pasolini, Vittorio de Sica et Fellini… ainsi qu’à L’Opéra à l’écran.
Nous vous recommandons l’entretien qu’il a accordé à l’afpeah à propos d’Ulysse dans le monde d’Hermès :
https://afpeah.fr/index.php/2024/04/11/jean-michel-ropars-ulysse-dans-le-monde-dhermes/