Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès

Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès

À l’occasion de la parution de son essai, Jean-Michel Ropars a accordé à notre association un entretien que nous restituons ici :

Pourquoi écrire un livre de plus sur Ulysse et l’Odyssée?

Personnage sans doute issu d’un très vieux fond de tradition orale, Ulysse est devenu grâce aux aèdes qui l’ont subtilement mis en scène un mythe littéraire intemporel, capable de fasciner autant les enfants par le récit de ses merveilleuses aventures, que de susciter les doctes interrogations des plus graves savants : moralistes et philosophes, écrivains, philologues, historiens. Certes il y bien d’autres grandes figures mythiques dans la littérature mondiale, de Gilgamesh à Don Juan ou Faust ou pourquoi pas Sherlock Holmes ; mais laquelle pourrait prétendre rivaliser avec celle du « héros d’endurance », du concepteur du Cheval de Troie et époux de la belle et rusée Pénélope ?

Doté d’une plasticité infinie, le personnage s’est prêté depuis des millénaires à toutes sortes d’interprétations contradictoires : il a été pour certains le modèle de l’aventurier tenace et courageux, ou du sage, et pour beaucoup d’autres aussi (dès l’Antiquité) un exemple achevé d’arriviste sans scrupules, fourbe et menteur. En lui a pu s’incarner l’espoir au « retour » de l’être humain confronté à l’exil, qui vit avec la nostalgie d’une patrie perdue ; mais Ulysse qui ne reconnaît pas Ithaque, son île, quand il y repose le pied vingt ans après, nous rappelle aussi que tout passe, et qu’il est souvent des retours impossibles, décevants tels des mirages qui s’évanouissent dès qu’on s’en approche. N’est-il pas dit à la fin de l’Odyssée qu’à peine revenu Ulysse repart aussitôt, jusqu’à trouver (chose impossible) quelque part un homme qui ignore ce qu’est la mer et lui demande pourquoi il porte à l’épaule non pas une rame mais une pelle à grains ?

L’exceptionnelle inventivité des récits qu’il fait chez Alkinoos (où il est question du Cyclope, d’Éole, de Circé, d’un voyage chez les morts, des Sirènes, de Charybde et de Scylla, d’une île du Soleil, de Calypso la toute belle), récits qu’il est peut-être en train d’inventer au fur et à mesure pour le divertissement de son noble public, a suscité l’émulation de générations d’écrivains qui y ont trouvé matière à réfléchir sur la fiction littéraire et ses pouvoirs : au XXe siècle par exemple Giono dans Naissance de l’Odyssée, ou James Joyce dans cet Ulysse où il transpose les aventures du héros antique en une seule journée à Dublin le 16 juin 1904, réinventant le roman contemporain.

Comment donc ne pas s’intéresser à une figure aussi séduisante, mais aussi redoutablement complexe ?

Comment en êtes-vous venu à l’écriture de ce livre ?

Je me souviens, enfant, avoir été fasciné par la remarquable adaptation pour le télévision faite en 1968 par Franco Rossi (avec Bekim Fehmiu en Ulysse – devenu pour cela depuis un héros national en Albanie – et Irène Papas en Pénélope, l’actrice ayant été transformée en icône de la femme grecque), avant de lire le texte homérique lui-même. Mon parcours universitaire m’a ensuite conduit vers des études d’histoire, avec l’Antiquité classique comme domaine de prédilection. Cette passion pour la Grèce et Rome s’est aussi nourrie plus tard de mon goût pour le cinéma ; avec fascination j’ai retrouvé à l’écran ces mondes anciens : surtout dans la Cléopâtre de Joseph Mankiewicz (1963), fabuleuse mise en image du monde hellénistique agonisant et réflexion profonde sur le pouvoir et la fragilité des rêves[2] ; le second étant le Satyricon de Federico Fellini (1968), qui a justifié son adaptation du roman fragmentaire de Pétrone dans un texte remarquable que j’aimerais ici citer :

« Cette histoire de fragments me fascinait pour de bon. J’étais hanté par l’idée que la poussière des siècles avait conservé les battements d’un cœur éteint à jamais. En convalescence (après une maladie qui avait failli l’emporter), je découvre un Pétrone dans la bibliothèque : et j’éprouve à nouveau une grande émotion. Le livre me fait penser aux colonnes, aux têtes, aux yeux qui manquent, aux nez brisés, à toute la scénographie nécrologique de l’Appia Antica, voire en général aux musées archéologiques. Des fragments épars, des lambeaux resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié. Non point une époque historique, qu’il est possible de reconstituer philologiquement, d’après les documents, qui est attestée de manière positive, mais une grande galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous. Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve, sa transparence énigmatique, sa clarté indéchiffrable (…) Le monde antique, disais-je, n’a jamais existé, mais, indubitablement, nous l’avons rêvé[3] ».

Telle est pour moi également la Grèce d’Ulysse.

Vous avez choisi dans votre essai de rapprocher Ulysse et Hermès.  Je crois que cette idée est le fruit d’un long cheminement ? 

Intéressé par les « mythes grecs », et lisant en parallèle les études de Georges Dumézil sur la religion romaine et la déesse védique de l’Aurore (Uṣas), j’ai été frappé par la correspondance possible entre l’Aurore représentée sur son char (solaire)…et dans l’Odyssée la description de la princesse phéacienne Nausikaa, elle aussi montée sur un char pour aller avec ses suivantes laver du linge sale au fleuve voisin, en prévision de son futur mariage : il en est résulté un article plusieurs fois révisé, en dernier lieu dans le BAGB[4]. J’en suis venu à explorer plus en détail le texte homérique, en m’intéressant tout d’abord à la figure tutélaire du dieu Hermès, polymorphe contradictoire et protecteur d’Ulysse, d’où une étude parue dans Gaia[5] en 2016, où je soulignais la diversité des visages d’Hermès, tout à fait insaisissable derrière l’union des contraires qu’il réalise en permanence ; puis j’en suis venu à Ulysse dans un article de 2018[6] puis dans ce livre, parce qu’il partage avec le fils de Maia de très nombreux points communs, indépendamment du fossé apparemment infranchissable entre un  dieu et un héros humain. Depuis longtemps ces points communs avaient été remarqués par différents spécialistes, mais ils n’avaient pa été explorés de manière approfondie.

Quels sont les principaux points communs qui permettent de rapprocher le héros et le dieu ?

Outre la grande proximité qu’établit l’Odyssée entre Hermès et le grand-père maternel d’Ulysse, Autolykos, il y a ces manifestations de reconnaissance dont Ulysse témoigne vis-à-vis du dieu, qui intervient effectivement à plusieurs moments clés du poème pour l’aider (par exemple en se déplaçant pour communiquer à Calypso la décision – prise par Zeus – de le laisser partir, ou en lui confiant un talisman destiné à le protéger contre les sortilèges de Circé).  Surtout Ulysse partage avec le dieu, outre la capacité à se transformer physiquement (avec l’aide d’Athéna pour Ulysse), deux dons exceptionnels : l’intelligence rusée ou mètis (dès le premier vers de l’Odyssée, il est présenté comme l’homme qui est polutropos, « riche en tours »), et l’habileté langagière. Ulysse, comme Hermès, n’a rien d’un guerrier flamboyant : maniant d’abord l’arc, c’est surtout un combattant de l’embuscade (d’où le nom de son fils, Télémaque : celui qui « se bat de loin »). Comme Hermès, c’est un menteur redoutable, capable de toutes les perfidies (les Tragiques au Ve siècle, de Sophocle à Euripide, sans parler par ailleurs du poète Pindare, qui l’exécrait, ont beaucoup insisté là-dessus). C’est sans doute pourquoi, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, Ulysse est l’adversaire de prédilection de toute une série de figures qui me paraissent symboliser en fait toute la charge négative et la part d’ombre qu’il porte en  lui : Thersite, Dolon, Iros…. Ulysse comme Hermès est un voleur, et tous deux (ce qui est plutôt étrange pour un dieu) sont obsédés par leur ventre, asservis à la nécessité de se nourrir (tel est en tout cas l’Hermès d’Aristophane, qui se fait traiter de « méchant petit goinfre[7] »)

Ulysse évoque les morts[8], et Hermès est psychopompe[9]. Tous deux occupent les seuils et les portes, et entretiennent une relation étroite avec l’arbre et le bois. Dans l’Hymne homérique à Hermès, ce dernier se confectionne d’étranges sandales qui donnent l’impression qu’il « marchait sur des arbres[10] », tandis qu’en Crète on honorait un Hermès dit « du Cèdre[11] », représenté assis dans un arbre, et qu’à Tanagra en Béotie on racontait qu’il aurait grandi au pied d’un arbousier. Ulysse parallèlement est plusieurs fois sauvé par un arbre : l’olivier (sur le tronc de l’un d’entre eux il avait d’ailleurs assis son lit nuptial avec Pénélope[12]).

En résumé, capable d’échapper à toutes les apories et insaisissable comme Hermès, Ulysse est fondé à répondre au Cyclope (qui le questionne sur son identité) qu’il s’appelle Οὖτις[13] (« Personne » en grec) ; énigmatique, son personnage est aussi complexe et profondément troublant que le dieu. Mon hypothèse est en conséquence qu’il a été pensé par les aèdes comme le reflet historicisé et socialisé d’Hermès. Autrement dit : l’activité mythique, à l’œuvre dans la poésie qui a produit l’Hymne homérique à Hermès, et l’activité épique qui se déploie dans l’Odyssée puiseraient dans un fonds culturel commun.

Y a-t-il dans ce rapprochement des points qui posent problème ?

Ulysse est une « figure souffrante », dont les misères, tant physiques que morales, traversent toute l’Odyssée : il perd tous ses compagnons et finit, nu et épuisé, aux pieds de Nausikaa ; de retour chez lui à Ithaque, il est frappé et insulté par les prétendants. C’était déjà en figure de la souffrance qu’Hélène avait décrit Ulysse en évoquant ce qui, d’après elle, aurait été le plus fameux de ses exploits(Od., IV, 240-246) : « Certes, je ne pourrais vous dire, vous énumérer tous les exploits qui furent ceux de l’endurant Ulysse ; mais ceci seulement, qu’accomplit ce vaillant guerrier au pays des Troyens, dans le temps de vos peines. Après s’être lui-même affreusement meurtri le corps et revêtu de vieux haillons, semblable à un esclave, il pénétra dans la ville ennemie ». Comment un dieu tel Hermès pourrait-il sur ce point lui avoir servi de modèle ?

S’il est possible à cet égard de le rapprocher du dieu Pan, lui aussi fouetté et qui passait justement parfois pour un fils d’Hermès, je pense avoir retrouvé des indices concordants qui témoignent de mauvais traitements infligés à Hermès : dans l’Hymne homérique à Hermès Apollon le ligote avant de tenter de s’en prendre à lui.


On pourrait de plus penser aux avanies infligées à plusieurs effigies d’Hermès : non seulement la célèbre mutilation des hermès intervenue à Athènes en 415 avant J.-C., mais aussi ce qu’en rapporte une fable ésopique et une poésie de Callimaque (sur l’Hermès d’Ainos en Thrace) ; à ce dossier, il conviendrait d’ajouter une représentation figurée sur une céramique attique du Ve siècle avant J.-C., et dans le sanctuaire d’Hermès du Cèdre en Crète un bronze archaïque figurant une scène d’automutilation (rituel rare en Grèce mais attesté à Sparte sur un autel d’Artémis à l’occasion d’un vol de fromages peut-être consacrés à Hermès). En tenant compte de ces différentes données, il me semble possible d’envisager qu’Hermès, si proche d’Ulysse, ait pu lui aussi être un « maltraité », donc un dieu pensé comme capable de « souffrir » … même si cela semble avoir au fil du temps (et avec l’évolution des conceptions religieuses) déconcerté sinon choqué les Grecs eux-mêmes, en premier lieu Platon !

Pour éclairer d’une lumière poétique le récit des souffrances d’Ulysse, il me semble enfin que les aèdes qui ont composé l’Odyssée ont déployé une subtile allégorie lunaire (la lune en effet, avec son cycle de disparitions suivies de réapparitions, pouvait parfaitement servir à illustrer les malheurs et les métamorphoses incessantes d’Ulysse, sa mobilité depuis sa disparition chez Calypso jusqu’à son retour en pleine lumière à Ithaque). J’ai ainsi considéré, par exemple, le fait suivant : en mettant à part le chant XXIV, l’Odyssée se déroule sur une période de quarante jours, divisée en trois temps. Il y a d’abord (chants I à IV) la « Télémachie » consacrée aux aventures de Télémaque, qui occupe six jours ; puis la navigation d’Ulysse (chants V à XII), du départ d’Ulysse de l’île de Calypso jusqu’à son arrivée sur l’île des Phéaciens (ceux-ci vont le ramener à Ithaque) : cette deuxième étape occupe vingt-neuf jours et demi, soit la durée d’un mois lunaire.

Enfin il y a la troisième étape, les jours 35 à 40 (chants XIII à XXIII), où Ulysse, d’abord caché pendant trois jours dans la cabane de son porcher Eumée, réapparaît enfin et peut tirer vengeance des maudits prétendants. Le cœur de l’Odyssée, la navigation d’Ulysse avec le récit de ses aventures chez les Phéaciens, se déroule donc entièrement sur la période d’une lunaison (Ulysse y est alors seul, sans son fils Télémaque qui intervient seulement avant et après).  

D’autre part, chez Alkinoos, le récit par Ulysse de ses errances comporte douze phases (il y a successivement : les Kikones ; les Lotophages ; le Cyclope ; Éole ; les Lestrygons ; Circé ; la visite dans l’Hadès ; les Sirènes ; Scylla ; l’île du Soleil ; Charybde ; Calypso). À leur terme Ulysse est réduit à rien, puisqu’il a perdu tous ses bateaux et tous ses compagnons, et qu’il a échoué, nu, aux pieds de la princesse Nausikaa. Dans la succession de ces douze phases, je propose de voir les douze mois d’une année lunaire, de son début à son terme.

Quelles conclusions en tirer, selon vous ?

Les fils multiples que l’on peut ainsi tirer entre la figure du dieu Hermès et celle du héros Ulysse montrent la richesse sans pareille de l’épopée, dont la complexité est véritablement inouïe : œuvre unitaire et non simple patchwork fait de bouts collés les uns aux autres au hasard des recensions, l’Odyssée associe avec une parfaite cohérence matière mythique et matériel épique. Comme l’ont justement souligné Pietro Pucci[14] et Philippe Brunet[15], elle est construite en miroir de l’Iliade (aucun événement mentionné dans cette dernière n’apparaît dans l’Odyssée), avec l’intention évidente d’opposer à Ulysse une figure antagoniste, celle du guerrier par excellence qu’est Achille, dont le sort dépend en ce qui le concerne d’un autre dieu : Apollon. Achille, à l’inverse d’Ulysse qui échappe à Calypso et à la mort, réalise peut-être plus d’exploits glorieux, mais meurt et finit dans l’Hadès, ombre parmi les ombres, tandis qu’Ulysse, à l’image d’Hermès l’insaisissable, n’est arrêté par rien : comme Hermès, il passe…


[1] Jean-Michel Ropars, Ulysse dans le monde d’Hermès, Paris, les Belles Lettres, collection Vérité des mythes, 2023.

[2] Voir Jean-Michel Ropars, « Mankiewicz, tel qu’il apparaît dans Cléopâtre », Positif, no 724, juin 2020, p. 61-65.

[3] Fellini par Fellini (Entretiens avec Giovanni Grazzini, traduit par Nino Frank), Paris, Flammarion, Champs Contre-Champs, 1984, p. 138-139. J’ai repris une image de la fameuse scène de la découverte de la villa romaine lors du creusement du métro dans Fellini-Roma (1972) pour la couverture de mon livre Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres, Paris, L’Harmattan, Champs visuels, 2022.

[4] « L’Aurore et la Nuit, Nausikaa et Calypso, un exemple de transposition épique de la mythologie dans l’Odyssée », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Paris, 2017, I, p. 129-193 (le titre serait à reprendre car, comme l’a souligné Claude Calame, la mythologie n’a jamais été un genre à part entière).

[5] « Le dieu Hermès et l’union des contraires », Gaia, Université Grenoble Alpes, 2016, XIX, p. 57-117.

[6] « Ulysse et son double », Universita degli studi di Ferrara, Annali online Lettere Università di Ferrara (AOFL), Ferrare, 2018 (XII), p. 3-30.

[7] Aristophane, La Paix, 192-194.

[8] Od, chant XI.

[9] Dans l’Odyssée au chant XXIV, 1-14.

[10] HhH, 349.

[11] Voir Ulysse dans le monde d’Hermès, p. 91-92.

[12] Od., XVIII, 183-204.

[13] Od., IX, 366-367.

[14] Pietro Pucci, Ulysse Polutropos, Lectures intertextuelles de l’Iliade et de l’Odyssée, Cahiers de philologie, Centre de recherche philologique de l’université Charles-de-Gaulle, Lille III, vol. 15, Série Apparat critique, Presses universitaires du Septentrion, 1995 (traduit par Jeannine Routier-Pucci).

[15] Voir l’interview qu’il a donnée à l’AFPEAH, retranscrite par Cyril Le Meur (https://afpeah.fr/index.php/2023/07/08/lodyssee-restituee-homere-au-plus-pres/).

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