Histoire de fantôme – Lettre de Pline le Jeune (VII, 27)
On pense toujours que les fantômes n’existent qu’en Écosse; c’est une erreur ! Un de leurs ancêtres vivait en Grèce antique. Il a d’ailleurs eu une influence considérable, comme le souligne Irène Salas dans son article consacré aux fantômes de la Renaissance et de la période baroque.
« La Renaissance remet à l’honneur leurs nombreuses histoires d’apparitions fantastiques :
‘En même temps que le corpus des écrivains antiques, les humanistes découvrent une religion païenne habitée par une foule d’êtres spectraux : mânes, larves, lémures et autres revenants’ [P. Kapitaniak, Spectres, ombres et fantômes. Discours et représentations dramatiques en Angleterre, 1576-1642, Paris, Honoré Champion, 2008.]
Au premier rang des textes fondamentaux figure une lettre de Pline le Jeune, relatant l’histoire du philosophe stoïcien Athénodore : dans une maison hantée d’Athènes, une effrayante apparition nocturne lui réclame les honneurs des funérailles publiques qu’il n’a pas reçues. Le mort privé de sépulture et de rites funèbres, condamné à errer sur terre – vêtu de haillons et entravé par des chaînes aux pieds et aux mains –, deviendra le personnage archétypal des représentations fantomales pour les siècles à venir.
La lettre de Pline, qui a connu une grande fortune éditoriale, est régulièrement citée par des auteurs comme Bodin et Cardan, Le Loyer et Boaistuau, Simon Goulart et Béroalde de Verville. Mais on puisait aussi à d’autres sources : dans le Livre des Merveilles (Peri thaumasiôn) de Phlegon de Tralles, recueil de paradoxographies du IIe siècle de notre ère, dont l’influence allait se faire sentir jusqu’à « La fiancée de Corinthe » de Goethe ; dans le Prodigiorum Liber de Julius Obsequens (IVe siècle), où des spectres présagent de funestes événements ; ou au contraire dans le Philopseudès de Lucien, qui tourne en dérision ceux qui prêtent foi aux apparitions surnaturelles. Érasme se souvient de cet incrédule dans un de ses Colloquia : l’Exorcismus sive Spectris dénonce les impostures ecclésiastiques, les supercheries spectrales et les faux visionnaires. » Irène Salas, « Fantômes de la Renaissance et de l’âge baroque », in « Critique », 2021/1-2, n°884-885.
Nous vous invitons à découvrir le texte de Pline le Jeune sur la chaîne YouTube de notre association. Il est lu par Florian Martinez :
Lecture et choix musical : Florian Martinez
Montage : Tatiana Dumas
Musique : extraits de « Crime Time » de Léonard Richter
Les lectures de l’AFPEAH ont pour objectif d’offrir des textes de qualité (avec passés simples) à tous les élèves. Le montage vise à soutenir l’écoute.
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Extrait de la Lettre XXVII de Pline le Jeune:
Il y avait à Athènes une maison spacieuse et commode, mais mal famée et funeste.
Pendant le silence de la nuit, on entendait un bruit de ferraille, et si l’on prêtait l’oreille,
un fracas de chaînes résonnait, assez loin d’abord, puis tout près. Bientôt apparaissait un
spectre : c’était un vieillard, accablé de maigreur et de misère, avec une longue barbe et
des cheveux hirsutes. Il avait aux pieds des entraves, et aux mains des chaînes qu’il
secouait. De là, pour les habitants, des nuits affreuses et sinistres, qu’ils passaient à
veiller dans la terreur ; ces veilles amenaient la maladie, et l’épouvante croissant
toujours, la mort. Car même pendant le jour, quoique le fantôme eût disparu, son
souvenir restait devant les yeux, et la peur durait plus que la cause de la peur. Aussi la
maison, abandonnée et condamnée à la solitude, fut-elle laissée tout entière au spectre.
On y avait pourtant mis une pancarte, dans l’espoir que quelqu’un, dans l’ignorance d’un
si grand fléau voudrait l’acheter ou la louer.
Le philosophe Athénodore vient à Athènes, lit l’écriteau, connaît le prix et la modicité lui
inspire des soupçons ; il s’informe, apprend tout, et ne se décide que mieux à la louer.
Aux approches du soir, il se fait dresser un lit de travail dans la première pièce de la
maison, demande ses tablettes, son stylet, de la lumière. Il renvoie tous ses gens dans les
pièces du fond ; pour lui, il applique à écrire son esprit, ses yeux, sa main, de peur que
son imagination oisive ne lui représente des fantômes bruyants et de vaines terreurs.
Ce fut d’abord, comme partout, le profond silence de la nuit ; puis un battement de fer,
un remuement de chaînes. Lui ne lève pas les yeux, ne quitte pas son stylet, mais affermit
son attention et s’en fait un rempart devant ses oreilles. Le fracas augmente, se
rapproche et voilà qu’il retentit sur le seuil, voilà qu’il franchit le seuil. Le philosophe se
retourne, il voit, il reconnaît l’apparition qu’on lui a décrite. Elle se dressait, immobile, et,
d’un signe du doigt,semblait l’appeler. Athénodore, d’un geste lui demande d’attendre un
moment et se penche de nouveau sur ses tablettes et son poinçon. Elle, tandis qu’il
écrivait, faisait résonner ses chaînes sur sa tête. Il se retourne et la voit répéter le même
signe qu’auparavant.
Alors, sans plus tarder, il prend la lumière, et suit l’apparition. Elle marchait d’un pas
lent, comme alourdie par ses chaînes. Arrivée dans la cour de la maison, elle s’évanouit
tout à coup, plantant là son compagnon. Resté seul, il fait un tas d’herbes et de feuilles
pour marquer l’endroit.
Le lendemain, il va trouver les magistrats, il leur demande de fouiller ce lieu. On y
découvre des ossements emmêlés et enlacés dans des chaînes : le corps, réduit en
poussière par le temps et par la terre, les avait laissés nus et usés par les chaînes. On les
recueille et on les ensevelit publiquement.
Dès que ces mânes eurent été ensevelies selon les rites, la maison fut délivrée.