L’Odyssée restituée : Homère au plus près

L’Odyssée restituée : Homère au plus près

L’un des plus grands hellénistes et poètes de notre temps, Philippe Brunet, vient d’achever une traduction d’Homère qui fera date. À L’Iliade (2010) succède L’Odyssée (2022), publiée aux éditions du Seuil. Grâce à cette traduction, le lecteur découvre, parmi d’autres révélations, la respiration homérique fondamentale : l’hexamètre. Il a accès à la traduction enfin fidèle des épithètes, et à la révélation de la structure des deux poèmes, qui se répondent chant à chant selon une dramaturgie inaperçue jusque-là… L’œuvre de restitution est en outre accompagnée de sa théorie, au fil de riches discours d’escorte. La voix de l’aède n’a jamais été aussi proche de notre oreille.

Nous restituons ici l’entretien que Philippe Brunet nous a accordé pour l’AFPEAH.

Cyril Le Meur



__________________

Que savons-nous d’Homère aujourd’hui ? Que désigne-t-on quand nous utilisons ce nom propre ?

En peu de mots, je dirais : voulons-nous concevoir Homère à partir de ce que nous pensons ou l’envisager à partir de la pensée des Anciens ? A partir de notre inaptitude à concevoir un chant de mémoire transmis par la voix au fil du temps, ou à partir de modèles écrits ou d’écrans qui l’ont figé, mais sauvé aussi dans un état du texte qui porte la trace de son histoire ? Enfin, voulons-nous qu’Homère soit du passé, objectivé dans une quelconque vérité archéologique, historique, philologique, littéraire, ou qu’il soit dans le devenir, qu’il nous transforme, que nous réapprenions avec lui, à travers lui, à nous réinventer ? Aède dépositaire d’une mémoire, il n’est pas asservi à cette mémoire. Il fait des choix tellement forts qu’il relègue la mémoire générale historique, la « guerre de Troie », hors de l’épopée. Dans l’Iliade, il ne chante pas la prise de Troie-Ilion, mais l’anticipe dans un épisode succinct de 16000 vers, où les Troyens se trouvent exaltés, magnifiés, tant que dure le retrait d’Achille. Dans l’Odyssée, il dépeint les conséquences de l’absence d’un héros, Ulysse, et de ses compagnons dans une société pastorale qui n’a pas connu l’engagement héroïque, et qui ne sait plus que faire, vingt ans après, de cette grandeur passée, mythique, guerrière. Quant au héros condamné à l’errance, jouet des dieux et du destin, il n’est plus qu’un fétu de paille emporté par le vent. Une fois rentré dans son île, il doit se venger pour restaurer son pouvoir. Homère se place toujours au moins de deux points de vue : Achéen, ou Troyen, homme ou femme, vainqueur ou perdant, divin ou humain, individu ou communauté, nostalgie ou prophétie. Et il aime le nombre dans sa multiplicité et sa diversité. Sa poésie est le foisonnement de la vie ; Homère est le nom de celui à qui les Anciens attribuaient ce double chef-d’oeuvre de l’art.

Quelle langue parlait-il ? Comment un traducteur accède-t-il à sa parole ?

Homère façonne une langue poétique issue d’un dialecte du grec, l’éolien, une langue tenue par la forme métrique. Avec le temps, certains éléments demeurent inchangés, grâce au mètre, et d’autres portent la trace d’une évolution de la langue, ce qui donne l’impression d’un texte comportant plusieurs strates linguistiques. Homère joue aussi de cet état composite de la langue qu’il reçoit et contribue à faire évoluer. Par exemple, le phonème /w/ (le « digamma » non noté, mais jouant un rôle dans la prosodie) est maintenu ou « négligé », contradictoirement, parfois au cours du même vers !

A l’épreuve du rythme et de la récitation, il lui faut façonner des expressions, honorer les héros en les affublant de patronymes et d’épithètes. Ces figures codifiées s’avancent dans la narration auréolées d’un lumineux éclat, et pourtant, les héros ressentent des émotions, changent au gré des vicissitudes de la vie, connaissent la joie et la douleur, parfois meurent ou disparaissent. Mais, tels qu’ils sont nommés, ils demeurent, dans la langue sublime qui les emporte à jamais. Et ce langage poétique se dit en six mesures (« l’hexamètre »), se chante, inspire, porte la voix des lecteurs-interprètes. Le traducteur-imitateur, depuis que la chose a été possible dans la poésie latine, poursuit ce rêve de rythme. Il veut rendre par la traduction le cortège des épithètes. Mais pour éviter une certaine lourdeur très affectée, il doit amener les noms et les épithètes en suivant l’appel des sons et la nécessité du mètre.

Le « melos », le « ruthmos » … quel était le statut de la musique dans la poésie grecque ?

L’art des Muses, la mousikè, comportait plusieurs parties : la poésie, indissociable du chant mélique, et associant le rythme et l’harmonie, et la danse qui n’est pas à part. Le rythme implique le mètre qui lui-même organise le langage. La danse suit ce langage organisé. L’harmonie donne l’échelle que suivent l’instrument et la voix. On ne connaît pas l’échelle suivie par Homère. On peut interpréter le rythme et laisser la dimension mélodique suivre la pente des mots car ceux-ci comportaient une intonation, un accent musical, noté par les grammairiens antiques. Jean-Jacques Rousseau était très admiratif de cet aspect de la langue. Le philosophe Nietzsche observait cette musicalité de la langue et de l’esthétique grecques, tout à fait contraire au pathos intensif imposé au drame par la langue allemande ou anglaise.

Ce qu’on ne sait pas non plus, mais qu’on gagne à expérimenter, c’est l’espace parcouru par l’aède selon qu’il déclame, non sans harmoniser ses fréquences, ou élève sa voix jusqu’à la précision du chant. Dans le passage du grec ancien au français, il y a aussi un intervalle passionnant à goûter : quelle expressivité pour l’une et l’autre langue ? Faut-il une continuité, assurée par le rythme commun, ou une différence, un degré de sobriété plus grand pour la langue qui offre au public une compréhension intellectuelle tandis que l’autre renforce sa dimension sensorielle et intuitive ?

Bien sûr, la musique jouait un rôle capital dans l’éducation, ainsi que la danse. La poésie grecque nous permet d’expérimenter cette unité des arts. Les poèmes de Sappho ou de Pindare non moins que les choeurs d’Eschyle ou Sophocle sont des partitions ouvertes qui sont proposées à notre interprétation vivante, au-delà des exercices de version grammaticale. Quant à Homère, le Poète,  dans son ample respiration, il suscite du mouvement, du geste, proches de la danse. Il y a donc devant nous un chantier immense de travail pour la voix, le corps, et pour le théâtre dans son ensemble. Et un double chantier, car il faut le faire dans la langue originale et dans la langue de traduction…

Par quel pouvoir les mythes grecs sont-ils encore si populaires, si partageables, même dans la nouvelle génération connectée ?

Les mythes touchent à des racines très profondes de la culture. L’omniconnection n’y change rien. On ne saurait supprimer les dieux grecs. De fait, la part technologique, mécanique, électrique, de nos machinettes, suivent un principe directement issu de Prométhée, ce titanide voleur d’un feu que les dieux conservaient jalousement, et que, lui, Prométhée, bienfaiteur de l’humanité, a donné aux hommes avec les arts et les sciences. Le dieu olympien Héphaistos, le forgeron, joue son rôle aussi dans la fabrique de ces machines et de ces automates. La part magnétique, analogique, qui aimante et convertit les ondes, revient à Apollon. Quant à Aphrodite, la puissante déesse de l’amour, n’est-elle pas omniprésente dans les images consommées aujourd’hui sur les écrans, pour le meilleur et souvent pour le pire ? Quant à Hermès, le dieu messager, l’interprète, le passeur, il est peut-être le premier concerné par l’extension des systèmes communicants, y compris sous sa forme romaine de Mercure, dieu du commerce et de la monétisation…

En France, on a toujours vu dans le latin une langue pédagogique, propre à mieux connaître notre propre idiome, et à mieux penser. Qu’en est-il du grec à cet égard ?

Le latin est irremplaçable. Son étude renforce notre compréhension du français. C’est lui qui parle en nous, à travers nous. Le latin subordonne et construit notre pensée ; le grec, lui, rend notre pensée plus vive, notre phrase plus rapide. Il prend aussi une grande part de notre vocabulaire, de nos « idées » et filtre notre appréhension des « phénomènes ». C’est la langue de ceux qui ont inventé la géométrie, la théorie musicale ou astronomique, les arts, la littérature, la philosophie, la médecine, la pharmacie, les arts et les techniques. La culture latine a accueilli la culture grecque, s’est approprié ses formes, et en les important les a transformées. La Renaissance n’a pas procédé autrement. Et la tâche est toujours à faire et à refaire.

Selon vous, qu’apporte la modulation rythmique de la parole, et particulièrement l’hexamètre dactylique à la représentation du monde et de l’action humaine?

Le rythme porte la parole, la structure dans un temps cyclique, pendant que le mètre la scelle spatialement dans la page intérieure de notre conscience. Le rythme obéit à une pulsation périodique, comme le battement du pouls, le flux et le reflux de notre respiration, l’alternance de nos pas. En poésie, il fonde aussi chaque genre particulier. On n’écrit pas de la même manière la poésie lyrique amoureuse, l’élégie guerrière, la célébration des victoires, les thrènes funéraires, les chants de mariage ou de supplication. Et dans le grand genre épique, on emploie l’hexamètre, un vers majestueux, large, qui commence sur un temps fort et déploie six mesures égales à deux temps comprenant deux ou trois syllabes. L’effet de ce rythme est de permettre l’envol des paroles, l’essor d’une sorte de chant de mémoire. Dans ce chant au long cours, une codification des énoncés s’opère, une sorte de stylisation des formules, conférant dignité aux héros, aux dieux, aux objets et à la narration elle-même.

Cette question en pensant à ma collègue professeur de langues anciennes au collège : est-il utile, est-il nécessaire, d’aborder immédiatement la langue grecque par la poésie, par la métrique, ou doit-on réserver ces études pour l’Université ?

Il faut bien sûr transmettre la scansion aux enfants dès le plus jeune âge, tant qu’ils sont vifs et doués, une scansion pratique, directe, servant l’expressivité de la lecture, et leur permettant, pourquoi pas ? de se lever, de dire à pleine voix, et de se retrouver dans la scansion commune. L’école est trop souvent le lieu où l’enfant est condamné à s’asseoir dans un pieux silence, les membres ankylosés. Ces vieux textes leur paraîtront tout aussi « jeunes » que les textes slamés des musiques dites « actuelles ». Et ils leur paraîtront vivants, en tout cas tout sauf poussiéreux ou morts !

Dans vos traductions de L’Iliade et de L’Odyssée vous avez traduit plus littéralement qu’on ne l’avait jamais fait les fameuses épithètes homériques (par exemple : Cronos « ruses-torses »). Votre motivation à le faire était-elle uniquement philologique ?

C’était un écueil de la traduction d’Homère en français. Les périphrases « aux ruses retorses », « aux doigts de rose » offraient des tours vieillots, explicatifs, que j’ai voulu plus directs. Je me suis inspiré de certaines évolutions très récentes de la langue pour former des composés que j’ai accolés directement aux noms : l’aurore est ainsi devenue « doigts-de-rose ». Ne dit-on pas un « kit mains-libres » ? et n’utilise-t-on pas, dans les trains de la SCNF, en cas de besoin, un « marteau brise-vitres » ? Le temps achèvera, j’espère, de les acclimater. Dans certains cas, le lecteur-aède a le choix de modifier, de prendre le tour qui lui est plus familier s’il le préfère, comme de varier le temps des verbes : cette souplesse est nécessaire, il suffit de trouver une forme qui se substitue à celle que j’ai proposée, tout en restant dans le cadre métrique…

L’une des innovations de votre travail est d’avoir révélé la structuration en miroir des deux poèmes d’Homère, chaque chant de l’un ayant son répondant dans l’autre. Selon quelle logique se font ces correspondances ?

C’est une sorte d’intuition à laquelle j’avais été préparé par un professeur de khâgne, Pierre Fortassier, qui exaltait le parallélisme des structures : au chant 5 commencement de l’action, au chant 16 dénouement, au chant 22 conclusion. On avait deux épopées sublimes ; puis j’ai découvert à ma grande surprise qu’il existait aussi, sans trop forcer les choses, des parallélismes thématiques : le sublime réside donc aussi dans ce qui les unit, par delà leurs différences. J’ai appris à lire l’une par l’autre. Achille, au chant 1, est l’absent de l’Iliade, tout comme Ulysse qu’on trouve éloigné de son Ithaque au même chant de l’Odyssée. Car Achille, furieux contre Agamemnon, se sépare de la communauté des Achéens et s’isole dans sa rancoeur. Au chant 9, Ulysse fanfaronne et pousse trop loin l’hubris en allant narguer le Cyclope, de même qu’Achille rejette fièrement l’offre conciliatrice d’Agamemnon. Ces deux folies causeront la perte de l’entourage du héros dans l’Iliade et dans l’Odyssée. Au chant 23, juste avant le chant final, qui réunit les trois générations, une même vision scénographique soude, le mot n’est pas trop fort, les deux poèmes, en plaçant le lit des époux Ulysse et Pénélope en face du bûcher de Patrocle dressé par son ami Achille. On peut aller plus loin, chant après chant, comme si chaque épopée avait été pensée comme le miroir de l’autre. Sans prendre parti dans la querelle des homérisants, unitaires (les poèmes sont dus à un seul Homère), séparatistes (à deux aèdes) ou analystes (à une ribambelle d’aèdes), je vois dans ce parallélisme l’indice que l’une ne s’est pas faite en tournant le dos à l’autre…

L’AFPEAH propose chaque année, dans les collèges et les lycées francophones, un concours de nouvelles à sujets mythologiques. En 2024, les candidats auront à réécrire l’histoire de « Pénélope ». Y a-t-il une chose que vous voudriez retenir de ce mythe, quelque chose que nos adolescents ne devraient pas oublier ?

Tout le monde connaît l’épisode qui fait la gloire de Pénélope. Pendant trois ans, elle berne les prétendants, tissant sur son métier un voile interminable qu’elle destine au linceul de Laërte, défaisant secrètement la nuit son travail du jour. Ce récit est raconté trois fois, avec quasiment les mêmes termes, dans l’Odyssée, par le prétendant Antinoos au chant 2, par Pénélope elle-même devant le vieux mendiant Ulysse au chant 19, enfin au chant 24 par l’ombre du prétendant Amphimédon, aux enfers, en présence des âmes d’Agamemnon et d’Achille. Ce geste répété de Pénélope tissant ligne à ligne sa toile, et la défaisant, n’est-ce pas une invitation à envisager le poème et la vie comme un tissage éphémère ? Hélène, la fille de Zeus, tisse aussi, à Lacédémone, et son mérite dans le poème est de reconnaître sur le visage de Télémaque les traits de son père, mais c’est à la mortelle Pénélope que reviendra le renom de la fidélité. Vingt ans après le départ d’Ulysse, la beauté de Pénélope est intacte, dans un monde où tout a changé, tout, hors le socle secret du lit conjugal bâti par son époux, dans un monde où l’absence du maître laisse les jeunes prétendants avides de récupérer l’épouse royale et de liquider son fils. Cette beauté inaltérable de Pénélope, que les larmes et la tristesse auraient pu abîmer, c’est la leçon de permanence épique qui fait converger, dans un cosmos menacé par les fractures et le passage du temps, l’art poétique de l’aède, les valeurs du monde héroïque et l’aide bienfaisante des dieux.

____________________


L’ entretien accordé par Philippe Brunet à l’AFPEAH a été mené et retranscrit par Cyril Le Meur.
Vous pourrez également consulter le compte rendu de la remarquable traduction de Philippe Brunet, dans la Revue « Critique » (publication de Cyril Le Meur à venir).

One thought on “L’Odyssée restituée : Homère au plus près

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *