La Ville entre deux fleuves

La Ville entre deux fleuves

PRIX DE L’AFPEAH 2023 (niveau lycée)


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Cela faisait des heures que j’arpentais la vallée dans laquelle la ville s’était lorgnée et que j’en cherchais en vain les portes. Le vent galopait sur la glaise et emportait avec lui les rares traces de végétation environnantes. Insensible à la chaleur qui habitait cette immense cuvette il la frappait inlassablement de ses emportements rageurs, la taillant jour après jour, années après années.

Les gens de mon pays disent que la terre règne en maître dans les lieux sans eau, qu’à l’image des vagues et de leurs errances, l’eau ronge la roche, la noie, puis se retire, parfois peu, parfois prou ; et que sa retraite est proportionnelle à son emprise sur les sols qu’elle déserte. Mes gens sont attachés à l’ordre et à l’équilibre, aussi ne peuvent-ils supporter l’idée que jamais la terre ne soit souveraine. L’idée que certains éléments ne soient pas destinés au commandement les horripile, car pour eux, seule la régence est signe de pouvoir. Ils considèrent que les déserts ne sont que des remises à niveau : tant d’application d’une loi du talion métaphysique entre les divers constituants de notre monde. De prime abord, leur vision de la chose semble être la bonne, je fais partie d’un peuple de savants. En effet, jamais je n’ai vu de massifs si fiers et de terrains plus escarpés que ceux qui entourent la vallée. En son sein reposent des crevasses et autres fissures d‘une profondeur folle et le seul abri contre ce soleil hargneux et ses rayons de feu est alors l’ombre de ces montagnes sinueuses, silencieuses gardiennes d’une région désolée. Cependant la terre était-elle vraiment la maîtresse des lieux ? Jamais je ne l’avais vue si battue, si creusée et le seul hurlement de triomphe résonnant dans cette région plane, teintée d’un brun carmin, était celui du sirocco, fier coursier au mugissement cinglant et à l’haleine suffocante, qui pareil aux vagues, s’écroulait contre les parois rocheuses qui cernaient son aire de course, en réduisant ainsi les limites au fil des âges.

Le vent, véritable tailleur de montagnes, régnait en maître sur cette étendue désertique et emportait avec lui les quelques murmures de ce qui avaient été, autrefois, du temps où les grands fleuves irriguaient encore ce pays, des choeurs par centaines, infatigables et riches d’un répertoire fourni tant pour la prière que pour la vie commune, des discours enfiévrés faisant trembler les foules, des cris, des insultes, des négoces et autres agitations urbaines. J’étais alors sur les traces de la ville qui avait été témoin de cette agitation ainsi que son principal théâtre et c’est pour cela que je tendais l’oreille, attentif au moindre écho trahissant sa présence au cœur des dunes.

 Ce ne fut qu’après quelques temps d’errance supplémentaire que j’atteignis enfin mon objectif.

Noyée dans le sable, son entrée se tenait devant moi ; et quelle entrée ! Constituée d’immenses colonnades gravées d’or, celles-ci dirigeaient l’étranger vers ce qui avait dû être une glorieuse porte d’un cèdre brun éclatant. L’édifice cyclopéen était cerné par des sculptures de lions aux dimensions humaines. Reposant sur des marches de granit, la dizaine de félins dardait le visiteur d’un regard froid et inquisiteur, mimant tout à tour la fureur et l’attente, leur corps d’ivoire tendu à l’extrême ne pouvait qu’inspirer l’effroi à celui qui les contemplait. Seul un cortège de quatre lions restait couché au sol, le regard tourné vers la figure humaine taillée sur le bois de la porte menant à la cité. Représentant sans doute la divinité protectrice du complexe urbain, la gravure illustrait la lutte d’un jeune homme contre des bêtes sauvages aux proportions monstrueuses, leurs crocs, pareils à des lames transperçaient hommes et femmes tandis que leurs têtes, car ces abominations étaient dotées d’une à six têtes, inondaient de flammes le reste de la représentation, n’épargnant que l’homme qui, tout en défiant les bêtes du regard, écrasait sous ses pas une de ces infernales créatures.

Siégeaient devant moi les portes de la ville, et quiconque en franchissait l’enceinte devait alors en admirer le fondateur : impérieux, absolu, ce souverain de feu et de tonnerre voyait ainsi sa légende narrée par les pierres; ainsi le dieu survivait là où ses fidèles s’étaient effondrés. Misérable devant cette idole de cèdre, je pliai le genoux devant elle, n’osant m’attirer la détestation de cet être froid à la figure d’une inhumaine perfection.

L’entrée était magnifique et ce sans doute parce que les pillards n’avaient pas su comment en extraire les richesses. Je pénétrai alors dans la ville et fus frappé par sa magnificence, bien que souillée par les outrages du temps aux bâtisses humaines. Moi qui m’attendais à parcourir des ruines stériles et silencieuses, j’ai découvert le squelette d’une immense et complexe machinerie architecturale. J’ai arpenté des jours durant les rues pavées de cette capitale dont on a oublié le pays. J’ai visité ses temples, admiré leurs saintes statues et contemplé des heures durant les récits merveilleux incrustés dans la roche d’un panthéon depuis trop longtemps oublié…

La grandeur de cette ville m’a submergé.

Résultat génial d’un des plus grands peuples du monde, chaque rue, chaque monument convergeaient et s’unissaient dans un superbe jeu de perspectives, qui, malgré les ruines, capturait le regard. Que n’aurais-je pas sacrifié dès lors pour admirer ce qu’avait dû être cette ville il y a des siècles de cela ! Que le monde m’apparaissait terne et malhabile devant les avenues et dédales de cette mégalopole fantôme…

 La partie ouest de la ville surtout, m’a particulièrement frappé. Mes gens n’avaient peut être pas tort lorsqu’ils affirmaient que le désert n’était que le retrait de ce qui avait été autrefois une mer… C’est en suivant le complexe réseau de canaux composant la moitié de la cité que je rejoignis ce qui était un port. Son phare, seule épine solitaire dressée au milieu de cette immensité ocre-pâle, en restait éloigné et lançait encore de silencieux appels aux marins, qui avaient depuis bien longtemps déjà amarré pour la dernière fois. Seules les  rares épaves qui parsemaient cette mer sableuse assistaient, impuissantes, aux cris désespérés de l’édifice.

Le port, à l’instar du phare, dont il était l’extension la plus complète, brillait d’une agitation qui l’avait depuis des générations déserté, alors que le vent continuait sa course dans ses vieux docks vides… C’est une fois au centre de ce port, au centre de cette constellation aveugle, dans le palais royal que je devinai enfin la nature de cette ville perdue dans le désert. J’y arpentais là le squelette d’un géant commercial, d’une civilisation intimement liée à la mer, de la demeure d’un peuple de navigateurs, de marchands et d’artistes qui avaient au cours de leur histoire, de leurs tribulations, bâti un puissant empire qui s’étendait par-delà les mers.

Je séjournais là dans le sépulcre d’un des plus beaux empires qu’ait porté ce monde mais là où j’attendais le silence, je fus accueilli par une myriade de murmures, de souvenirs racontés par les pierres.

La mer s’est peut être retirée mais jamais le port n’a oublié le temps où celui-ci envoyait par centaines des navires la parcourir. L’odeur d’iode hante encore ces lieux, je le sens, je le sais. La ville se souvient encore. Elle se meurt mais toujours elle vibre de cette impulsion qui l’avait un jour animée…

De la place du marché qui se rappelle le temps de l’abondance aux rues qui se revigorent sous les pas de visiteurs… Des souvenirs des prières qui peuplaient les temples aux senteurs sacrificielles qui en épousaient les autels… De tous ces frémissements imperceptibles aux hurlements rageurs d’une ville enchaînée, asséchée, abandonnée, oubliée, bafouée et martyrisée… Jamais la pierre n’oublie. 

Ses murailles hurlent et revivent inlassablement le jour où elles ont été forcées, la ville brûle. Les temples pleurent la mort de leurs dieux et les rues sont toujours sales du sang d’innocents…  Cette ville du désert est un lieu de souffrance, constamment déchiré entre le souvenir de sa grandeur et le traumatisme de son effondrement.  Le palais royal est la plus amère bâtisse de toutes. Celle-ci se souvient du jour où ses rois ont dédaigné la venue de ces hommes de l’Est sur leurs montures; elle se souvient, avec plus de netteté encore, du massacre des derniers rois de la ville… Le palais royal reste muet depuis lors…

Mais ces regrets-là, on ne peut les entendre qu’une fois la nuit tombée, comme un soupir, alors qu’elle se perd dans la contemplation des étoiles, rêvant du retour d’une mer asséchée, saoulée par le souvenir trompeur d’un port prospère et d’un peuple fier… Le reflet de la lune sur l’onde lui manque. Peut-être aurais-je pu l’entendre appeler son fondateur si le vent n’avait pas emporté son nom avec lui, cachant ce souvenir jusqu’au plus profond des montagnes ou le répandant dans les entrailles putrescentes de fleuves morts et desséchés, tristes compagnons d’une ville perdue dans le désert.

Malheureux pétales d’une funeste et tragique rose des sables. 



Vladimir Ducasse-Hybiak

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