« L’Oiseau de proie »

« L’Oiseau de proie »

Prix de l’Afpeah 2021
Catégorie Lycée

De tous les Cieux, Circé préférait se perdre dans ceux de l’envie. Immensité profonde et sauvage qui la prenait aux tripes. Le vent de la fièvre la saisissait alors, elle en savourait la violence et tout se battait dans ses entrailles brûlantes.

            Elle n’était qu’une bête, Circé, un oiseau de proie au bec aiguisé. Ses plumes frissonnaient d’une pulsion avide, elle rêvait d’un monde d’hommes. Le soleil la frappait d’une étreinte brute. Rages d’un univers où le ciel lourd imposait un bleu lassant, à perte de vue, qui dévorait les horizons d’une île déserte. Les relents de terre battue envahissaient les environs et l’odeur persistait jusque dans les bois sombres et épais.

            De rares nuages la berçaient dans une douceur morne, l’étourdissaient de mille perles d’eau. Aucun plus beau bijou pour orner ses ailes. Terrible faucon, Circé régnait sur le palais d’arbres et de roches. Seul son désir savait l’animer d’un rire exalté. Un rire humain. Le faucon avait appris les mots d’une espèce délicieusement étrangère, ils tranchaient au cœur de la solitude. Là, sur son île déserte, elle contemplait les arbres depuis les airs.

            Alors que les nuages tombaient par milliers sur des jours semblables, Circé œuvrait dans l’ombre. Métamorphose désirée. Un poison l’habillerait de lèvres, de pas en course, de doigts dansants, d’un corps de femme fière. Elle cultivait sa magie et s’apprêtait à accomplir son enchantement. Et le temps coulait, elle en savourait les vagues, le ciel exhalait un sang plus pur à chaque mort du soleil, la mer roulait sur un rivage insatiable.

            Soudain, la pleine lune hanta le noir. Le breuvage de Circé luisait, visqueux et sombre, sous la frappe d’un filet de lumière. Le doute l’imprégna : elle ne savait plus si elle voulait le boire. Elle, Circé, si fière, se transformerait-elle en humaine ? Passerait-elle sa vie à lorgner son reflet pour contempler l’effet de sa métamorphose ? S’arracherait-elle le visage pour l’admirer sans la surface trouble de son reflet, le trouerait-elle d’ongles pour en savourer le sang, extirperait-elle ses yeux pour leur offrir la vision de sa chair ? Elle entendait ses cris de femme, sortant d’un corps d’oiseau, mais elle ne profiterait jamais de se voir. Non, abandonner sa condition de rapace ne la satisferait pas. Il fallait un autre humain pour habiter son délire : elle pourrait alors dévisager l’homme tout à loisir.

Ulysse passa, oiseau migrateur errant sans trouver sa place. Il poussait l’air d’ailes immenses qui pleuraient des plumes. Circé voulait effacer cette fragilité. La joie joua dans ses yeux lorsqu’elle se précipita vers lui et offrit sa potion. Un message brûla son bec, sa volonté se fondit en magie puissante :

– J’aime l’Homme. Rejette pour moi ces plumes blanches et pures. Je refuse leur frisson. Elles ne servent qu’à orner les mains de l’humanité rêvant d’habiter une feuille blanche de folie d’encre. Que ton cœur m’étreigne… Je veux te donner des jambes étirées, des ailes en doigts, des bras qui s’emmêlent et un visage d’émotions. Que l’amour torde tes traits, que tu répondes à mes désirs, je suis tombée amoureuse de l’humanité et rien ne peut assouvir ma soif ! Tu seras l’Homme que je pourrai contempler.

La métamorphose s’opéra sur Ulysse. Cette bête géante souleva sa carcasse et se révéla à la lumière. Les yeux écarquillés, Ulysse observa son poignet veineux qui pulsait d’un sang étrange. Au milieu de la clairière déserte, ses narines dévoraient la fragrance de la pluie prochaine, cocon d’humidité sur sa peau picotante. Quoi, on l’avait doté d’humanité ? Qu’étaient donc ces deux trompes rondes poussées de ses ailes ? Et cette chair mise à nue, ridicule et beige ? Des larmes roulèrent sur sa barbe, une voix caverneuse suinta de sa langue.

– Enchanteresse, sorcière, qu’as-tu fait de mon voyage céleste ? J’ai donné ma vie à une longue errance, une migration infinie. M’arrêteras-tu sur une île sans que je trouve la demeure de mon repos ? Aucun compagnon ne vient partager mes pleurs. Pourquoi moi et non ces milliers de mornes sternes arctiques qui parcourent le ciel sans se soucier du paysage, ébahies par la peur d’être dévorées ? Que la ruse me vienne en aide, que les Dieux me protègent ! Je refuse cette histoire, donne-moi plutôt les mots du courage. Je refuse ce mythe distordu qui m’enlève les ailes ! Enchanteresse, je te maudis.

Circé secoua la tête, son bec calé contre la branche d’un myrte. Une telle peine, exsudée par la voix d’un oiseau devenu homme, transperçait son petit cœur mauvais. Elle voulait découvrir le sourire de l’Être, pourquoi se bornait-il à recracher sa tristesse ? Une émotion trop morne pour des yeux étincelants.

– Ulysse, je suis Déesse, cria Circé. J’ai pris à Hélios, mon père, les entrailles brûlantes ; j’ai volé à ma mère les fonds obscurs de l’Océan. Je suis un oiseau d’opposés, les contradictions m’abreuvent. Eh bien, je bénis la forme changeante et sous toutes ses ombres ; la métamorphose ! Ne cherche pas dans mes passions une loi interne, mon esprit se tord et change de rythme. Tout se bat, je veux retrouver l’incohérence dans le monde qui s’étend devant moi. Ne te semble-t-il pas trop calme ? Sait-il vraiment te satisfaire ?

« Je pleurerai tes larmes, je te supplierai de sourire, peut-être que je répondrai à tes désirs, mais je suis criminelle. Tu voudras me tuer, je voudrai m’unir à ton humanité.

« Je t’ai fait Homme parce que je veux voir cette espèce changeante, qui dérive vers des horizons aussi sombres que les miens. Mon bec pleut sur les proies pour alimenter ma faim de morts, les Hommes font pleuvoir des bombes. Je règne sur les cieux, ils hantent la terre. Je perce les nuages, ils détruisent les forêts. Et parfois, ils rient. Pourquoi ont-ils inventé d’autres mots pour cacher ce cri de l’humanité ?

« Je déclare ma flamme à l’instabilité que je t’ai offerte ! Tu te consumeras de la même ardeur que moi.

Paniqué, Ulysse perça ses lèvres de ses dents nouvelles. La douleur l’ancra au présent, le goût métallique du sang imprégna sa gorge. Ses jambes tremblantes cédèrent. L’homme observa l’oiseau de proie et douta d’avoir un jour appartenu à une espèce si vicieuse. Pourtant, il pleura ses ailes disparues de sterne arctique.

– Et tu me voles le ciel pour assouvir tes désirs ? balbutia Ulysse. Tu couleras toujours ton corps dans les vents de Zéphir, frissonnante sous la caresse qui s’insinuera jusque dans ta peau. Tu te gaveras des couleurs les plus vives, tu épouseras les traits de l’écume et tes serres joueront avec les éclats de sel. Tu oses m’enlever ça pour m’empoisonner d’humanité ? Tu m’offres les rages d’un monde saigné, bafoué, bafouillé. Fouiller les ruines souillées, ruiner les fous. J’ai vu la guerre ! Je sais ce que les hommes peuvent faire ; arracher des enfants, bombarder et se nourrir de douleurs. S’étriper pour un or si laid qu’il n’imite pas même les couleurs d’un coucher de soleil. Sauve-moi, Circé ! Offre-moi un contre-filtre et je redeviendrai oiseau !

– Je n’en ai plus, dit le faucon. Plus de réserve. Ce mythe ne veut pas t’en donner. Cherche dans une autre histoire !

Désespéré, il secoua la tête.

-Je te hais ! Je cacherai mon visage et mon corps pour que tu n’aies jamais la satisfaction de me contempler. Je fuirai sur un bateau, oui, fendrai les troncs, je le bâtirai de ces mains. Je perpétuerai la destruction des arbres, mais je me soustrairai à cette île de beauté.

Alors il construisit. Les épines s’enfonçaient dans ses doigts, ses bras cédaient au poids du bois, mais il persévéra dans la construction de son temple au voyage. Un bateau immense, qui le guiderait dans la continuité de son errance. Un an passa sans qu’il cessât son travail. Circé l’observait, les yeux frissonnants, enivrée à la vue de cette puissance.

Le printemps arriva enfin et l’écume s’apaisa pour ne révéler que le ventre ridé de la mer. Le navire s’étendait dans toute sa splendeur, un trois-mâts – un simple radeau aurait-il satisfait Ulysse ?

Effrayé à l’idée que Circé le suive jusque dans sa quête, il s’évertua à chasser chaque rat et souris des couloirs de bois sombres. Les corps minuscules se débattaient entre ses doigts, leurs dents s’enfonçaient dans sa chair. Il persévéra. Lors du voyage, la faim chasserait peut-être l’enchanteresse après des jours sur mer à guetter les rongeurs de la calle…

Les parasites revenaient sans cesse et la détermination de Circé demeurait.

Un jour, Ulysse se retourna vers le faucon enfoncé dans le cœur creux d’un arbre, les mouvements entravés par la petitesse de son nid. L’homme tenait une pierre et son bras armé s’apprêtait à la jeter contre l’oiseau. Ses muscles tremblants, prêts au lancer, menaçaient de mort.

La terreur s’insinua en Circé. Paniquée, elle supplia :

– Ne me tue pas, ne me tue pas !

Ulysse se ravisa. Grave, il baissa son large front.

-Si je te sauve la vie, ce n’est que parce que tu représentes l’Oiseau, cracha l’homme. J’ai trop de respect pour ton espèce qui me fuit dès que j’approche, tu es la seule téméraire à te confronter à moi. Mais je veux que tu me jures par le Styx que tu ne hanteras pas mes jours.

Circé acquiesça, tremblante. La voix rocailleuse d’Ulysse résonnait en elle. Hébétée, elle s’entendit lui dire :

– Je te laisserai partir, je le jure par le Styx… Je ne te ferai plus aucun mal. J’abandonnerai mes désirs et j’offrirai à mes jours une mort fade, prise dans les mailles de l’ennui. Mais avant ton départ, je veux avoir découvert toute la splendeur que tu as à m’apporter : laisse-moi te toucher de mes serres. Je sentirais ta chair chaude pour lui faire mon adieu et je savourerais cette dernière étrangeté. Je veux ressentir ta puissance. Je pourrai mourir, après, je n’aurai plus à rien regretter ! Je t’en supplie, entends ma voix tremblante… accède à ma demande !

Une peur folle de solitude l’enserrait. Elle retrouverait le silence, oui, ce chant assourdissant, mais pas avant d’avoir dit son adieu à l’être qu’elle admirait tant. Elle ne craignait plus son futur si elle pouvait goûter avant à tout ce que la vie pouvait lui apporter. Circé pourrait alors se noyer de nouveau dans son quotidien de bête, les souvenirs de l’Homme ancrés dans sa mémoire. L’écho d’Ulysse continuerait de résonner en elle quand il quitterait cette île.

Hochant la tête, il s’approcha d’elle. Son ossature fine roulait contre sa peau. Avide, elle absorbait le moindre détail de cette figure épaisse. De longues cicatrices couraient le long de ses joues rêches, sa barbe sauvage coulait jusque sur son cou rougi par le soleil. Et ses serres de chair, des doigts, effleurèrent le plumage fier de Circé minuscule face à lui. Le sang pulsait au creux de la paume. Elle ressentit la pression sur ses griffes lorsqu’il les serra pour la retenir.

Oh, qu’importait qu’il lui agrippât les ailes, étreint par un élan de rage ! Une douleur sourde la saisit. L’homme affermit son emprise, la colère contenue un an durant bouillait dans son cœur et ressortait par éclats de violence. Maigre vengeance, il porta Circé entre les arbres pour atteindre les entrailles de l’île : sa forêt sauvage. Elle n’essaya pas même de se débattre. Il s’en irait après, porté par la brise, reste misérable de la liberté qui l’avait toujours saisi aux tripes. Il emprunterait son bateau et continuerait seul son long voyage. Sans Circé, et il s’en assurerait.

Ulysse enferma le corps tremblant de l’enchanteresse entre des barreaux, palais minuscule pour un oiseau du ciel qui avait trop aimé. Sa solitude la reprendrait de plein fouet. Avait-elle seulement accumulé assez de souvenirs ?

            – Tu m’enfermes dans une cage de chair, je t’enferme dans une cage de fer, lâcha-t-il.

            Alors, il laissa là l’oiseau désespéré pour prendre l’océan et déverser sa haine sur les flots salés.



Salomé FRISCH


Lycée Racine, Paris.
Professeur référent : Delphine Garnaud.

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