FABVLA VENEFICÆ CIRCES

FABVLA VENEFICÆ CIRCES

Prix Spécial de l’Afpeah 2021
décerné à titre exceptionnel

FABVLA VENEFICÆ CIRCES

Sextidi XXVI Frimaire, an CCXXIX.

Un beau jour de printemps commençait, entamant ainsi l’an dix cent. Les cieux beaucissaient lentement, les lointaines étoiles s’effaçaient doucement; le coq se préparait à coqueriquer. Alors que le jardin de l’Europe s’en allait être labouré et cultivé sous un soleil ardent, non loin de lui se dressait un tas de terre. Une presqu’île ridicule, recousue à la Botte par une moindre bande de sable, ennoyée sous les eaux fougueuses de la mer Tyrrhénienne. Ni foulée ni souillée par l’Homme, nul ne s’y intéressait. Le plus crétin des chrétiens n’eût voulu prêcher la bonne parole aux potentielles gens demeurant dans une île autant gangrenée par la malice. Le plus rustre des paysans n’eût voulu besogner dans des terrains aussi inaccueillants que ceux-ci. Le plus hardi des fantassins n’eût voulu belligérer contre les arbres morts qui peuplaient cette terre d’outre-tombe. Qui aurait l’idée saugrenue de s’en aller pourfendre de son épée du bois pourri ? Toutes gens sont du bon sens guerdonnées, à nulle n’est la folie allouée ! Il valait donc mieux ne jamais vagabonder ni ne laisser quiconque vagabonder lez cette île. Elle fut par conséquent laissée à l’abandon, au bon vouloir du Seigneur, sans que personne ne sût ou ne voulût savoir ce qu’il s’y abscondait.

Le jour était bien installé, il devait être midi. Le Soleil irradiait de s’éternelle lumière aussi bien les terres du serf que le fort de son seigneur ; il semblait luire pour tout le monde. Au- dedans de l’île, bien que tous l’ignorassent, existait-il une maison. Bâtie comme l’on voulait que l’on bâtît une maison durant l’Antiquité, elle ne reflétait guère le prestige propre à cette époque. Les colonnes et pierres qui composaient cette autrefois fière demeure s’étaient ternies. Le rouge orangé jadis éclatant des tuiles était alors bien austère. Là où il avait existé une allée se dressaient désormais herbes et fleurs, toutes très diverses, surprenamment resplendissantes de verdure, d’un éclat de vie faillant à ces lieux. Nonobstant ce chatoiement, le tout se mussait dans les profondeurs d’une dense forêt où l’ensemble de la nature avait finalement expiré ; cela ne disait rien qui valût la peine de s’y perdre. Derrière ladite demeure avaient été enclos des animaux, ou du moins ce qui y ressemblait et surtout ce qu’il en restait. D’iceux ne restait-il qu’une carcasse décharnée, les os par endroit enfouis. Aucune mouche ne volait çà, il n’y avait plus de chair sur ces os; ces cadavres gisaient là depuis longtemps. Quoique beaucoup de ces ossements pussent être aisément assimilés à quelque bête, certains ne ressemblaient à rien de connu. S’agissait-il là de chimères ? Le seul en capacité de répondre était celui qui les avait contemplés, voire créés. Ces créatures étaient nées d’une main ; elles ne pouvaient point exister naturellement ni avoir l’idée sordide de vivre dans ces bois. Cette main appartenait à une sorcière, non des moindres de surcroît : il s’agissait de Circé.

Quiconque errait et s’égarait non loin de ce lugubre logis était alors chaleureusement invité et accueilli chez l’enchanteresse. Le perdu recevait nourriture et boisson, sans savoir que madame, dans son immense fourberie, incorporait à ladite boisson quelques herbes aux propriétés ésotériques. L’égaré ne pouvait savoir ce qu’il adviendrait de lui. Lorsqu’il avait bien mangé et bien bu, la maline magicienne brandissait sa baguette, touchait le malheureux puis l’incantait. Il se métamorphosait en l’un des animaux défunts et était pleinement à la merci de la sournoise ensorceleuse. Dans la cruauté incommensurable de la perfide, il n’y avait tristement aucune échappatoire : chacun des transformés devenait alors prisonnier de Circé et ce jusqu’à que la mort vînt les poindre de sa faux. Un bien morne et funeste destin pour celui qui aime déambuler dans quelque endroit afin de pourpenser.

Notre sorcière était bien adepte du sortilège, tellement qu’une idée lui vint en tête. Eu égard au très grand nombre de recettes qu’elle avait accumulées avec le temps, elle se dit que tenir un grimoire où elle les y répertorierait était une bonne idée. Elle avait du temps à dépenser. De toute manière, le très-bon Père avait décidé qu’aucun n’était immortel ; tous étaient, sont et seront toujours victimes de la vieillesse, même les sorcières. Le souci était que créer un grimoire prend énormément de temps ainsi que de moyens. Il fallait avoir du parchemin, issant de la peau d’une bête équarrie. Il fallait avoir une plume et de l’encre. Là où l’encre n’était pas un problème, ce qui ennuyait concernait les animaux. Sur cette moindre péninsule ne demeurait aucun animal, pas même un insecte. Il n’y avait que des arbres, morts de surcroît. Il lui fallait donc trouver une bête de quelque manière. Une solution fut promptement écartée : celle de rejoindre le continent par la bande de sable. Quoiqu’elle vécût en marge des seigneuries, elle ne les ignorait pas, la proche civilisation et les croyances courantes non plus. Voir une femme sortir d’une forêt à l’apparence méphistophélique, c’est peu commun mais surtout suspicieux. Pourtant, son statut de sorcière usant de plantes, pour certaines médicinales, afin de créer des potions pouvait être bien vu. À cette époque encore le fait d’être sorcière était bienvenu, sauf par les quelques religionistes du temps ; elles faisaient office de docteurs lorsque la médecine était trop peu développée. Cela n’excusait pas, malgré tout, le fait de cordialement demander à quelque fermier d’obtenir des animaux simplement pour les dépecer sans même utiliser la viande. Ni le massacre en batterie ni le gâchis n’étaient en vogue. Il fallait donc trouver un autre moyen. En réfléchissant à la question, elle chut dans une longue méditation. Quelle pouvait bien être la solution ? Où trouver abondamment des animaux ? Comment les ramener vers la presqu’île ? Les questions sourdaient de la pensée d’Ææa et la submergeaient. En visualisant le mieux possible le problème, elle pouvait trouver certaines réponses. Toutefois, la question des animaux restait un encombrement majeur. Subitement, elle se dit que les pouvoirs qui lui étaient conférés pouvaient l’aider à tenir ce manuscrit. Le nouvel ennui était le suivant : comment attirer l’Homme sur une péninsule aussi peu accueillante ? La réponse ne se fit attendre. La corpulence de l’humain n’avait comme influence sur la bête en laquelle il serait transformé que la taille, proportionnelle à celle de l’être d’origine. Par chance, cette influence était petite, moindre. Cela signifiait qu’elle pouvait, par exemple, attirer des enfants dans son antre et ainsi satisfaire son but. Les enfants furent toujours connus pour leur insouciance, leur malléabilité, le fait qu’ils succombent aisément au vice. Grande sorcière qu’elle était, elle connaissait aussi bien les recettes les plus complexes que les plus simples cependant efficaces. Elle mit alors le nez dans sa mémoire afin de se ramentevoir les ingrédients d’une boisson au fort parfum et dont l’effet était d’amener la personne visée à sa source. Recette retrouvée, elle se mit rapidement à la tâche. Les heures passèrent, la mixture était enfin prête. Il fallait alors attendre le lendemain pour en faire usage, il faisait nuit noire.

Durant que la Lune éclairait de sa faible lueur le jardin d’Europe en dormance, le Malin grondait dans les cavernes hadales de l’esprit perverti de Circé. Elle s’en allait meurtrir quelqu’engeance de quelque famille uniquement pour créer un grimoire qui disparaîtrait durant les siècles à venir. Un plaisir purement déraisonné, momentané. Bien que ce moment dure longtemps, cela reste un instant. Qui sait, mis à part le Seigneur, ce que deviendra ce livre passé un siècle ? Deux siècles ? Autant qu’il puisse en exister ? Poussière ! Nul ne le verra, nul n’aura oncques su qu’il exista. Un bien triste avenir pour ce qui était, à cette époque, le symbole ultime de la culture, un bien précieux que personne n’eût voulu laisser ni flétrir ni brûler. Qu’il s’agît des Huns, des Vandales, des Norrois, des Sarrasins, des Mongols, des Slaves, des Godons: qui eût été assez fou, impulsif et barbare pour oser ardre à la fois le fruit et le réceptacle du génie humain ? Un Germain, peut-être. Circé, dans ses rêves seulement travaillés par l’idée de l’échec de son dessein, dormait paisiblement. Manifestement, l’idée d’occire pour son propre et unique bien était recevable.

Le jour se levait à nouveau, comme il l’avait toujours fait. Pendant que les simples et petites gens se réveillaient afin de labourer et besogner, le mal était entré par l’interstice spirituel entrebâillé d’Ææa. Il était trop tard, son esprit était jà corrompu, rongé par la tare. Elle ne pouvait que contenter ses pulsions, assouvir un besoin abstrus aux yeux de toute conscience saine. Elle alla dehors, posa le contenant de la potion, l’ouvrit et laissa l’odeur s’en échapper et envahir les environs. Satisfaite de ce rien, elle rentra et attendit patiemment qu’un malheureux se jetât dans la gueule du loup, animal pourtant hautement moins sinistre que cette fille du Diable.

Il faisait beau aujourd’hui, comme hier. Un gamin décida de s’aller perdre dans les proches plaines ; qui savait ce que nous y trouvassions ? Il marchait, sans se soucier de quelque danger. Il faisait beau après tout : l’Omnipotent, grâce à ce ciel dégagé, veillait sur lui. Il marchait et admirait ces terres, banales. Le Soleil brillait, les oiseaux chantaient ; il semblait luire pour tout le monde, encore. Qui l’eût cru ! Qui eût cru qu’il pût luire aussi bien pour les gentilles gens que pour les méchantes femmes ? Cet enfant était venu au monde, merci à l’amour de ses deux très-chers parents ! Il fut tendrement choyé par ses géniteurs, cet enfant ! Il n’avait pas de but bien précis, si ce n’est reprendre l’activité de ses père et mère. Il désirait, tout en l’ignorant, une vie normale, en outre. Soudain, une douce fragrance vint lui combler les narines. Cela olait fort ! Il ne fallut pas attendre longtemps pour qu’il cédât et en cherchât l’origine. Dans toute l’innocence, la simplicité et cette soif humaine de connaissance qui le faisaient, il se dirigeait droit vers le gouffre dans lequel trouverait-il, peut-être, son présent. Il s’enfonçait dans l’humus, ès ronces, orties et branches. Il pénétrait de sa ferveur cette place inconnue, nouvelle. Cet arôme si plaisant stimulait ses instincts les plus primaires, les plus primaux : ce qu’il considérait comme son dû devait lui revenir. Son sang pulsait dans ses veines afin qu’il courût, accourût vers son désir. La vélocité irréfléchie dans laquelle il évoluait l’excitait. Plus il prisait cette miraculeuse odeur, plus il frémissait. Il arriva avec fougue et bestialité devant son cadeau. Devant lui se dressait la malivole ensorceleuse. Seulement, étant trop embrouillé pour réaliser, il se mit simplement à boire tel un fauve. Après qu’il vida la coupe, Circé sortit et brandit non pas sa baguette mais une fourche afin d’encadrer la tête de cet animal, naguère Homme, et de l’emmener dans sa maison aux nulles issues. Elle le poussa vers l’intérieur de sa grotte comme elle le poussa au vice. La porte claqua et fut bien close. Aujourd’hui comme demain, la maligne méferait à nouveau. Même si beaucoup croyait en Dieu, certains jà ne buvaient point les insanités de ces contes de fée. D’abondant, ce n’est parce que force gens croient ou se mettent à croire en une chose qu’elle est vraie ; cela est souventefois le contraire. Au fond, l’on savait déjà qu’il n’était qu’illusion, que vent, que sottises, ce piètre Père. Personne ne le voulait dire : l’Église obscurantiste dominait du haut de son clocher, érigé au nom du mensonge. Nulle chose n’a oncques empêché quiconque de malfaire à sa guise. Rien n’est une chaîne clouée à l’Homme le freinant dans ses actions qu’il jugera à jamais justes. Maugrébleu ! Il fit bien beau cejourd’hui.



Yann SANDONA
Lycée Emile Duclaux, Aurillac. Professeur référent : Isabelle Bauzil.


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