
Prix Exceptionnel 2025 (Lycée)
Le Métal froid, les Pierres grises et les Eaux noires,
une nouvelle de Léonard Dambre
I
Tout semble s’effondrer, les immenses cathédrales des villes, touchant presque les cieux, voient leurs fondations s’effriter, se désagréger, le tout s’écroule dans une tempête de poussière noire. Les forteresses s’affaissent, s’engouffrent dans des trous béants qui se forment, la terre elle-même semble vouloir tomber elle aussi, le sol devient boueux se retournant dans tous les sens, sans cesse. Les astres, je crois, semblent aussi chuter, personne ne les a jamais vus auparavant, l’océan de nuages noirs a toujours empêché la vue du cosmos, la Lune, le Soleil, les Étoiles, tout cela, ce sont des mythes, de vieilles légendes, ce qui est oublié n’a jamais existé. Les aéronefs guerroyant à la frontière entre les airs et les nuages de suie, n’échappent pas à leur destin, chutant dans un déluge de flammes et de gémissements, il n’en reste plus rien, ce ne sont plus que des carcasses titanesques d’acier, éventrées, mortes, au milieu des cendres virevoltant, blanches, semblables à de la neige… L’horizon est couvert de neige.
Parmi tous ces débris, parmi tout cet acier, recouvert de cendre, subsiste une petite boîte à musique, elle fonctionne toujours, ce devait être le dernier présent d’une petite fille à son père, pour qu’il la garde à jamais auprès de lui, pour qu’il se souvienne de son nom, et de ce qu’elle était. Petite, fragile, je la tiens délicatement dans mes mains, je vois, j’entends cette tendre mélodie, et cet oiseau doré, dansant et chantant, s’envole loin dans le cosmos, loin des ravages de l’humanité, loin du brouhaha inquiétant des sirènes et des bombardements, loin de la sauvagerie, l’oiseau se retrouve en compagnie de la belle Lune, et du chaleureux Soleil, en sécurité, pour toujours, il peut dormir sans crainte, sans crainte que le lendemain venu, tout soit en flamme, sans craindre que la terre se soit retournée et qu’il se retrouve dans les tréfonds des abysses, dans ces mines sombres, sans lumière, sans pouvoir respirer, ni s’envoler… La boîte de musique se disloque dans mes mains, devenant de la poussière, l’histoire n’était pas encore terminée, la mélodie s’est cassée et tordue, qu’arrive-t-il à l’oiseau ? Il a cessé d’exister, personne ne connaît la suite de l’histoire, alors l’oiseau cesse d’être à cet instant… Seulement je veux la connaître, puisqu’il en est ainsi, je deviendrai cet oiseau, ce magnifique oiseau doré.
Ces carcasses d’acier, ces titans, je prends leurs chairs, pour m’en faire des ailes. Mon dos, je le perce, le taille, j’y plante des bouts de métal de manière incertaine, est-ce bien là que je dois déchirer ma chair pour y substituer cet acier froid ?
L’ouvrage terminé, je contemple ces ailes, elles sont ternes et tristes, pointues et acérées, on dirait un monstre, une harpie. Me suis-je métamorphosé en monstre ?
M’envolant dans un tourbillon de cendres, depuis l’apex je contemple la terre, elle semble être une peinture réalisée avec des cendres. Au centre de ce théâtre, au centre de ces myriades de carcasses, au centre de ces villes poussiéreuses, une femme ailée, comme moi, mais avec de belles ailes d’oiseaux, semble pleurer, le regard plein de détresse, s’accrocher à un Sphinx, elle veut savoir pourquoi, pourquoi faut-il que tout brûle, et que les braises encore chaudes s’enflamment ensuite, pourquoi faut-il que les typhons soufflent les cendres de ce monde ? Le Sphinx reste muet, peut-être qu’il n’y a pas de réponse, que tout est laissé au hasard. Au sommet d’un monceau de débris, presque aussi haut que l’Olympe, deux soldats finissant de l’escalader, dressent dans le ciel un drapeau rouge, flottant au gré du vent tempétueux, ils ont gagné la guerre, remporté les batailles les plus carnassières, ils ont vu des ouragans de flammes, ils ont testé la limite de la peine que l’on peut ressentir, ils ont occis la mort pour la devenir. Ils ont conquis au nom de leur seigneur, maintenant ils sont princes, princes de ces débris.
L’épaisse couche de nuages de suie laisse place à un océan d’étoiles, les yeux de ce monde, qui nous ont observés jusqu’à ce qu’ils préfèrent détourner le regard, nous abandonnant en créant les nuages. Surtout, il y a la Lune et le Soleil, ils existent bien, subsistant au temps. S’approchant du Soleil, voulant le toucher, je sens que ma chair commence à se carboniser, à flétrir… Rien n’arrêtera mon élan, j’atteindrai le sommet. Alors que j’effleure du doigt le Soleil, alors que mon corps, mes ailes partent en cendres, le désir de manger le Soleil me vient à l’esprit. Commandant le cosmos, il nous a abandonnés, nous délaissant à notre propre tyrannie et aux hasards, ne serait-ce pas faire preuve de justice que de l’avaler tout rond ?
Au moment où cette pensée est soufflée dans mon esprit, qu’elle prend possession de mon corps, le Soleil et la Lune se meuvent à la surface pour former deux yeux, et les étoiles pour former les courbes d’un visage et d’un corps, celui d’une femme, maîtresse du cosmos, omnisciente et omniprésente. Elle me regarde, terrifiée, que craint-elle ? De quoi l’incarnation du cosmos, de quoi l’être suprême pourrait-il avoir peur ? “Pourquoi ? Pourquoi n’as-tu pas choisi d’être un bel oiseau ? Chantant et dansant ?” Parce qu’on ne m’a pas laissé le choix, on m’a enchaîné, vous m’avez enchainé, je ne voulais qu’être libre, j’ai deux visages il m’en faut un troisième. Sinon, que dirais-je à mes

II
Les couleurs se ternissent. Un millénaire durant, j’ai réussi à offrir quelques couleurs à ce monde, le violet de la lavande, le vert des prairies, le bleu de l’océan, le blanc de l’écume… Un spectre de couleurs infini, occultant les débris sales et les cendres du monde dont j’ai hérité. Une myriade de petits riens, pour oublier, pour oublier l’ancien monde, pour qu’il soit différent, moins barbare peut-être. S’accompagnant aujourd’hui de ce calme, les vagues s’écrasant sur le rivage sont muettes, le torrent de vent est silencieux, les chiens semblent dormir sans bruit, les oiseaux ont fait vœu de silence, ma grande tour, où tous vivent, est déserte. Le bleu chatoyant, le vert verdoyant, le rouge scintillant, le pourpre moiré, perdent de leur intensité, perdent de leur essence, et… disparaissent, ne laissant plus qu’un blanc et qu’un noir, fade et triste.
Je vois la grande tour que j’ai bâtie, s’effriter, partir en poussière, calmement, sans un bruit, lentement. Les pierres se décomposent, et avec elle, une partie de moi, chacune de ces pierres grises est un morceau de mon âme. Je voulais m’évaporer avant qu’elle ne disparaisse, je voulais que l’humanité vive en harmonie avec cet édifice et son monde entourant la terre, la mer et les cieux, ensuite j’aurais pu partir, n’être plus qu’à l’état d’une étrange sensation, d’une impression de déjà vu, un fantôme s’évanouissant au coin de l’œil. Pourquoi, pourquoi faut-il que ce soit autrement ? J’ai atteint le sommet dans un élan frénétique, alors peut-être est-ce les dieux des dieux qui me punissent pour mon orgueil ? Pourtant il n’y a personne d’autre, je suis seul…
Bienheureuse est ma mort pourtant, avant que mes ailes d’acier n’aient fondu, avant que mon corps ne soit carbonisé sous la chaleur ardente de mon orgueil… j’ai eu l’opportunité de changer les choses, d’avoir des rêves autres que ceux de voir à travers la brume de cendres, de les voir tangibles, de les avoir touchés et presque tenus au creux de ma main… presque… Seulement ils se sont tus avant qu’ils aient fini de raconter leur histoire, ils ont disparu dans le néant des songes, pour l’éternité, et avec eux, ils ont emporté ma Tour, mon monde, mon âme.
Peut-être qu’il aurait fallu que je ne fasse rien, que je ne ramasse jamais cette petite boîte à musique, pourtant si chère à ma mémoire, que je n’aie jamais la volonté de m’envoler, que je n’aie jamais l’envie de le manger tout rond, ce soleil.
Pourquoi a- t-il fallu que je fasse tout ça ?
Il aurait été plus simple que je ne fasse rien, je n’aurais rien eu à regretter.
Je regarde derrière moi, pour me voir superposer pierre sur pierre… J’essaie de voir le véritable sens de mes actes, je ne vois que mon regard se croisant au mien dans les mailles du temps, aveugle et chargé de fantaisie.
Voilà, ma Tour s’est évanouie, comme un songe. Voilà j’ai payé pour mon orgueil. Voilà vous pouvez rire, vous pouvez être satisfait. Je suis allé, au-delà des nuages de suie, au-delà de la peine, au-delà des astres, au-delà de l’apex du cosmos… Lassé, vous m’avez brûlé les ailes.
Voilà, ma chute arrive à son terme.
III
Cramoisi,
Je m’effondre sur le sol,
L’horizon est fantasmagoriquement pourpre,
Une marée noire,
S’élève,
M’engloutissant,
Traversant les nuages,
Un oiseau doré,
Brûlé par l’ardeur de ses rêves,
Est englouti par la marée,
Moi aussi je m’efface,
Moi aussi je disparais…
Étrangement,
Je repense à cette petite boîte à musique,
Mon corps immergé,
Je tends ma main en dehors de ces eaux obscures,
En son creux je crois sentir cette boîte à musique,
Et un nouvel oiseau s’envoler.

Professeur référent : Coraline Soulier
Etablissement : Lycée Louis Pasteur, Lille
ill., L’Énigme, Gustave Doré