
Prix de l’AFPEAH 2025 (Niveau Lycée)
« Illusions envolées »
Une nouvelle de Martin Desclèves
Souvent, je me suis couché tard. En vacances, alors que le temps s’offre à nous sans contrainte, il m’est arrivé de prolonger mes lectures jusqu’à une heure fort avancée. Heure où le silence n’est troublé que par les craquements du parquet, le hululement de la chouette et l’horloge du couloir. Heure propice aux chimères, où l’esprit, à cheval entre la nuit et le jour, la veille et le lendemain, est dans cet état de demi-conscience si profitable à l’imagination. Heure enfin où projets secrets, désirs cachés et ambitions refoulées reprennent leurs droits sur nous ; cessent de nous hanter pour nous habiter. Nous apparaît alors en songe la destinée grandiose que nos vœux appellent, semblable à celle des poètes dont le nom se refuse à disparaître. Aspiration sublime ou folie des grandeurs, nul ne saurait le dire. Cependant leur influence sur une jeune existence est certaine. Tel fut mon cas. J’en pris conscience un de ces soirs où mon livre et le sommeil se livraient leur bataille quotidienne. Le second l’emporta donc sur le premier. Je m’assoupis. L’oreiller sur lequel reposait ma tête n’était pas de plume mais de papier. Ce fut sûrement celui-ci qui donna à mon rêve cette étrange coloration. Prophétique, prémonitoire, symbolique ou simplement poétique, je laisse au lecteur le soin d’en juger.
À peine venais-je de rendre les armes, que ces curieuses images, qui ne sont pas encore les rêves mais les précèdent, m’assaillirent. Les reliques du jour achevé défilaient sous mes paupières dans un cortège coloré. Leur succéda un assemblage de visions incohérentes qui m’apparurent lointaines et floues. Puis, comme si ma conscience se focalisait, elles se précisèrent et gagnèrent en netteté. Ces visons témoignaient d’une étonnante hybridation entre désirs et souvenirs. Excursions et promenades se mêlaient à cette soif d’absolu qui dirigeait mes lectures et peuplait mes nuits de visions fantastiques. Plus l’image se précisait plus je croyais m’apercevoir, en mouvement, sur une petite route, le long d’une rivière. Par un de ces subterfuges propres aux rêves, mon esprit semblait s’être scindé de mon corps. Et par un inexplicable dédoublement, l’un contemplait l’autre. Je pus me voir, juché sur un vélo. Je pédalais, suivant les méandres d’un cours d’eau capricieux. Le soleil, pas encore levé, pointait seulement à l’horizon. Je roulais en direction de l’aurore et de ses rayons naissants qui jetaient, sur la route, une faible lueur. Celle-ci serpentait au gré de la rivière, au creux d’une vallée encaissée. À ma droite et à ma gauche se dressaient, immenses et nues, deux falaises. Par leur taille considérable elles masquèrent bientôt à ma vue la clarté grandissante du soleil levant. Privé de sa douce chaleur, je pouvais cependant imaginer sa présence grâce aux teintes rosées que revêtait le ciel. Ciel sous lequel je pédalais inlassablement. D’abord sans but, conscient, puis au fil des kilomètres avec la volonté de quitter cette vallée étouffante et glaciale. À vélo, les pensées tournant au rythme des pédales, cette envie de m’élever au-dessus de ce dédale rocheux devint vite une obsession. Cette seule perspective motivait la cadence infernale et entêtante que j’imposais à mon vélo. Mais la vallée prit des allures de nasse, pas une route ne faisait mine de la quitter. La mienne semblait condamnée à y rester prisonnière. Voulant me saisir de ma gourde, quelle ne fut pas ma surprise de sentir entre mes doigts le cuir d’une reliure. Ce que je tenais dans la main n’était pas une bouteille mais bel et bien un livre. Je ne parus pas surpris outre mesure par ce phénomène qui dans le monde fantastique des rêves est monnaie courante. Je fis donc ce que j’eusse fait avec le contenu de la gourde, je l’avalai. Je sentis le volume se dissoudre en mon corps et lentement, comme une infusion dans l’eau bouillante, sa saveur se répandre dans tout mon être, jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’une partie de moi-même. Ce fut à cet instant précis que ma route bifurqua. Un pont s’élevait au dessus de la rivière ! Je le traversai, en vainqueur. La rivière prenait pour moi des airs d’Achéron. Je venais de quitter le monde des morts ou plutôt des mortels avec en moi l’espoir de gagner celui où le soleil brille sans partage et sans obstacle, le monde impérissable des poètes. Car en effet, par une curieuse fusion, mon esprit avait assimilé au soleil cette idée de noblesse, de grandeur, de prestige dont je parais les poètes. Poètes que j’avais élevés au rang d’idéal. Idéal qu’à travers le soleil je poursuivais donc. Ces rêves de grandeur se réveillaient en moi. À l’effort physique s’était ajouté un bouillonnement intérieur, confus. Ambitions littéraires et exploits sportifs s’étaient unifiés dans un même but, gagner les hauteurs. Cela me fut permis par un affaissement géologique de la falaise qui laissa place à la route. J’évoluais donc dans cette anfractuosité rocheuse sous le couvert de la végétation touffue qui couvre le pied des montagnes, sur une route étroite et pentue. Je montais dans cette forêt qui m’apparut bientôt sans fin. Alors qu’avec le jour, la chaleur commençait à monter, les arbres loin de préserver une certaine fraîcheur, remplissaient la fonction d’étuve. Je pâtissais de la dureté du soleil sans bénéficier des bienfaits qu’il dispense. Minute de lucidité dont on jouit parfois en dormant, je compris que tous ces désagréments liés à l’effort étaient la traduction onirique des tortures de mon esprit dans sa quête effrénée de reconnaissance, de distinctions et d’honneurs. En moi se développait cette sensibilité tant recherchée mais mon incapacité à l’exprimer m’était extrêmement douloureuse. C’est pourquoi je souffrais tant de ce soleil dont on ne pouvait contempler la face. Monter et encore monter, l’obsession prenait petit à petit des couleurs de monomanie. Je pédalais sans relâche, exalté par la flamme de l’ambition qui me dévorait, me consumait tout entier. J’alimentais ce feu intérieur en ingurgitant toujours plus de livres. Ce sont eux qui constituaient mon unique carburant. Par leur assimilation je me rapprochais toujours plus de ces hauteurs éthérées auxquelles j’aspirais. Parvenu à une certaine altitude, la végétation se fit plus rare et finit même par totalement disparaître. J’étais dans l’un de ces endroits maintenus perpétuellement à l’ombre par les sommets environnants. Ces cimes innombrables, d’une pureté marmoréenne, formaient une muraille infranchissable entre le soleil et moi. Sur chacune d’entre elles je vis comme sculpté dans la roche, à la manière du mont Rushmore, les figures de tous ces auteurs illustres dont j’aspirais à devenir l’égal. Leur hauteur me masquait le soleil. Je compris que si moi aussi je voulais atteindre ma part de gloire, je devrais m’élever au-dessus de ceux que j’appelais déjà familièrement mes semblables. Cependant pour accéder jusqu’à eux, point de chemin tracé. La route s’arrêtait là. Je laissai donc mon vélo pour chercher un moyen d’aller encore plus haut. Je compris vite qu’il me serait impossible de gagner les sommets à pied. Pour cela qu’une seule voie, les airs ! Je me saisis donc des livres, seuls liens entre les neiges éternelles et moi. Je les effeuillai rageusement et confectionnai avec ces pages, témoins de siècles de littérature, les ailes de mon succès. Une fois ma besogne achevée, je me ceignis de ces ailes et tel l’albatros je pris mon envol. Après une course de quelques mètres, je m’arrachai à la terre et décrivant lentement de grands cercles je gagnai petit à petit le ciel. Enfin, j’allais voir mes désirs accomplis, mes ambitions réalisées. Enfin, j’allais voir le soleil, la vérité, la réalité, sans voile, face à face. Et je montai, montai, montai… Soudain je dépassai la ligne de crête qui me dissimulait jusqu’à présent l’astre, objet de ma quête. Je fus alors baigné dans une pure lumière. Mes yeux ayant été trop longtemps privés de cette vue, je ne pus dans un premier temps rien distinguer. Puis, lorsque je me risquai à soulever mes paupières brûlantes, je le vis, seul, dans toute la majesté de sa gloire, dans toute la splendeur de son règne. Celui que j’avais poursuivi sans relâche s’offrait à moi. Mais devant une telle clarté, il faut être bien fort pour garder les yeux ouverts. Or il m’apparut bien vite que j’avais surestimé mes forces. Sous ces rayons brûlants se mirent alors à fondre mes illusions et avec elles, mes ailes, dont elles étaient l’unique ciment. J’avais cru, dans la folie de l’hybris, dans toute la fougue de ma jeunesse, pouvoir contempler, impassible, comme ces visages immortels au-dessus desquels je m’étais élevé, la réalité. Je compris toute la vanité de mon entreprise et pour fuir la vision de cette vérité qui, je le sentais, me détruisait, je pris, honteux, la fuite avec les lambeaux d’ailes qu’il me restait. La descente fut ô combien plus prompte que la montée. Ma chute, ralentie par les derniers feuillets, s’acheva dans la rivière. Ce bain forcé m’ayant clarifié les idées, je pris le chemin du retour le cœur vide de toutes ces illusions perdues, navire sans mât ni boussole. Grelottant, je remontai à pied cette vallée, qu’il me fallait désormais renoncer à quitter, pour être à jamais son prisonnier. Nul ne peut s’extraire impunément de ce labyrinthe qu’est la vie humaine pour aller au-delà de la clôture qui délimite notre existence. Clôture qui nous retient ou rempart qui nous protège ? Son rôle est sûrement double.
Alors que je m’abandonnais à la méditation de cette question, les rayons du matin s’insinuant à travers les interstices des volets vinrent me tirer de ma torpeur. Dans ce court laps de temps qui suit le réveil, où nous nous efforçons de faire la part du rêve et du réel, j’écrivis les bribes de souvenirs qui me revenaient en foule. Puis quand ma mémoire se fut tarie, je quittais ce monde des rêves pour vaquer à ces occupations qui meublent si bien les longues journées d’été. Mais lorsque avec le soir, arrive une certaine mélancolie devant le jour qui finit de mourir, les chimères qui avaient hanté ma nuit revinrent avec plus de vigueur. Mes doigts, errant inconsciemment, retrouvèrent ce petit carré de papier où étaient inscrites pêle-mêle mes visions nocturnes. Je me laissai aller au désespoir du captif, en contemplant le soleil et sa traîne orangée achever leur course au bout de la vallée, condamnant le jour à périr dans l’obscurité, comme tous les siens avant lui. Mais alors que j’allais tourner le dos, se détachèrent claires, pures, limpides, dans le silence du soir, les notes cristallines s’échappant du clocher. Elles montèrent lentement, portant sur leurs ailes légères tout l’espoir des hommes. Je compris alors que ma place était dans la vallée, tandis que, là-haut, dans leur éternité immobile, phares dans l’obscurité, les poètes, par leurs écrits, rendent témoignages à ce soleil que nous ne pouvons contempler.
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Professeur référent : Alice Neuburger
Établissement : Lycée Descartes, Tours
