Lire au lycée : de la contrainte au plaisir
Magali Gerard, Professeur agrégé, membre de l’AFPEAH
(Conférence donnée dans le cadre du Colloque de l’AFPEAH du 12 octobre 2019)
Chez certains professeurs le désir de transmettre est premier. Il précède l’amour d’une discipline. Mathématiques ou français, peu importe, il s’agit d’aider un enfant, un adolescent ou un jeune adulte à se construire et à grandir. Ce n’est pas mon cas. Après le bac, j’ai choisi une discipline : la littérature. À l’époque, je ne savais pas vraiment quoi faire de ma vie, mais je savais qu’à l’ombre de la littérature, je trouverai de quoi survivre et me nourrir et j’avais le sentiment que lire avait toujours été vital pour moi. Alors bien évidemment, embrassant un cursus littéraire qui allait vraisemblablement me mener à l’enseignement, j’ai ressenti le désir assez idéaliste de partager cet amour de la littérature et donc de la lecture. Lorsqu’on envisage d’enseigner une matière littéraire, on est vite amené à lire Comme un Roman de Daniel Pennac, et ses très séduisants « droits imprescriptibles du lecteur » et on construit mentalement une posture, une sorte d’Ethos, du « prof idéal ». Et puis on est confronté au principe de réalité. On se retrouve face à des élèves en chair et en os. Il faut mener sa classe. On a compris avec Daniel Pennac l’attrait de l’interdit et le caractère stérilisant, sclérosant, intimidant et paradoxal de « l’injonction de lire », mais on a beau interdire à tous ses élèves d’aller lire Madame Bovary, aucun ne va emprunter en cachette le roman au CDI.
Ainsi se pose assez naturellement la question suivante : comment concilier ce désir d’amener les élèves à une lecture intime, joyeuse, autonome et enrichissante pour leur personne et la réalité de l’enseignement, dont la mission est de « boucler » des programmes officiels, d’amener vers une culture commune et de préparer à un examen, des élèves souvent consommateurs, désireux « d’obtenir des points au bac », quand ils ne sont pas au contraire dans une attitude de refus d’un système scolaire prélude du monde universitaire et de celui du travail, qui revêt peu de sens pour eux ?
« Lire au lycée », ce n’est pas seulement lire en classe. Pour autant, c’est essentiellement à la lecture réalisée dans le cadre de la classe que nous nous intéresserons aujourd’hui, en nous demandant particulièrement quel type d’œuvres et d’auteurs il convient de proposer au élèves. Faut-il s’attacher à plaire aux lycéens pour les engager dans la lecture ? Le choix de l’exigence et de la complexité est-il tenable face aux générations actuelles ? Nous verrons aussi que lecture et écriture peuvent s’enrichir mutuellement.
A) Faut-il plaire aux lycéens ?
-Un univers adolescent
Les programmes officiels imposés aux enseignants, tels qu’ils sont actuellement écrits1, nous laissent une marge de liberté très intéressante dans le choix des œuvres que nous devons faire étudier à nos élèves en classe. En lien avec des « objets d’étude » les œuvres peuvent être choisies dans une amplitude chronologique et thématique conséquente, particulièrement en première. Dans le cadre de l’étude du roman, le professeur est en effet actuellement invité à étudier « le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours », ce qui offre de nombreuses possibilités. Il en est de même pour les trois autres objets d’étude à traiter en seconde et en première, organisés autour du théâtre, de la poésie et de l’argumentation.
Intéressons-nous plus particulièrement au roman. Pour choisir le roman à étudier en classe, le professeur s’impose plusieurs contraintes. Ses élèves doivent être en mesure de mener la lecture jusqu’à son terme. Ils doivent être intéressés par les thèmes abordés et si possible être touchés par les choix esthétiques de l’auteur et son écriture. Pour opérer ce choix, chaque professeur puise aussi en lui-même et interroge ses propres émotions, car il est conscient qu’on enseigne en général avec davantage de fougue et d’efficacité ce qu’on a soi-même aimé et ce qui nous a fait vibrer. Mais comment imaginer qu’un professeur adulte puisse vibrer pour les mêmes choses que les élèves de sa classe, âgés de 15 à 19 ans, qui découvrent le monde ? D’ailleurs, les 35 élèves d’une même classe vibrent-ils eux-mêmes pour les mêmes sujets et les mêmes univers ? On comprend très vite qu’il a peu de thèmes consensuels, proches à chacun. On peut déplacer le problème en choisissant des œuvres dont l’univers social est proche des lecteurs que l’on vise, dans le but de faciliter l’identification des élèves aux personnages, ou pour qu’ils se sentent concernés.
Proposer des œuvres qui mettent en avant des adolescents, avec leurs problématiques, leurs soucis, leurs inquiétudes, peut alors sembler une bonne idée. C’est pour cette raison qu’il m’est arrivé de faire étudier en première Bonjour Tristesse, le célèbre premier roman de Françoise Sagan, court, concis et percutant. Ce choix permettait de balayer l’obstacle de la longueur, mais aussi celui de son attrait pour des lycéens. Cécile, narratrice du roman, personnage saisi au sortir de l’adolescence, semblait pouvoir permettre d’amener les élèves à s’interroger sur eux-mêmes, à réfléchir à la manière dont ils ont envie de grandir, mais aussi aux valeurs qu’ils souhaitent adopter ou défendre. Autour du personnage ambivalent de Cécile, du couple étonnant et dérangeant qu’elle forme avec son père et de la machination machiavélique à laquelle elle se voue pour sauvegarder sa vie facile et légère, les discussions entre élèves ont souvent été intenses et rarement consensuelles. Cependant, ces discussions ont rarement été fécondes, les élèves ayant tendance à oublier que Cécile et son père n’étaient que des personnages, des êtres de papier et non des personnes. Ces débats, qu’il fallait sans cesse recadrer, ont très vite tourné en rond et se sont souvent limitées à des analyses psychologisantes, consistant à comprendre les raisons qui poussaient la jeune fille à agir, et à déterminer si son comportement était excusable ou non. Les élèves avaient du mal à se détacher d’un jugement moral, dépendant de leur éducation. Paradoxalement, alors que nous étudions un roman de transgression, faisant la part belle à la découverte de la sensualité, de nombreux élèves se sont retrouvés à défendre leur modèle familial et moral. Il m’a été difficile de les amener à s’interroger sur les raisons qui faisaient que l’écriture de Sagan parvenait à nous émouvoir et à les amener à découvrir les ressorts de son écriture toute en simplicité et en poésie, mêlant récit et analyse rétrospective des événements par un narrateur jamais complaisant. L’étude de cette œuvre s’est donc finalement révélée décevante. Bonjour Tristesse avait tout pour « plaire » aux lycéens, mais pas assez d’atout pour les décentrer de leur univers et les amener à s’élever.
-L’actualité
On peut aussi être tenté de puiser dans une littérature actuelle, ou proche de l’actualité, qui permette aux élèves de se sentir concernés. Mais que deviendra l’œuvre ainsi étudiée quand le thème sera épuisé ? Que restera-t-il de cette étude à l’adolescent devenu adulte ? Les œuvres que nous proposons aux élèves dans leur cursus au lycée, sur lesquelles nous passons du temps en classe ne doivent-elles pas acquérir un statut particulier, ne doivent-elles pas être des œuvres « qui restent », dont on se souvient ? Qui a oublié les œuvres littéraires qu’il a présentées à l’oral de son baccalauréat ? L’œuvre qui « colle à l’actualité » court malheureusement le risque de sombrer avec elle. Cette année, lors des oraux des épreuves anticipées de français, j’ai été amenée à plusieurs reprises à interroger des candidats sur Eldorado de Laurent Gaudé. Lors de l’entretien, nous avons tout naturellement évoqué les échos que l’œuvre faisait naître avec une actualité brulante et inquiétante. Malheureusement, il a été difficile, voire impossible de prendre un peu de recul et de hauteur. La plupart des élèves parvenait à dire que cette œuvre de Gaudé était une bonne illustration du rôle social que pouvait avoir la littérature, à même de « dénoncer » les problèmes de société, mais il était quasiment impossible de sortir de cette espèce de sidération face à la souffrance des personnages et donc des personnes que les élèves imaginaient à leur place, pour se demander posément pourquoi le récit fictif rendait cette dénonciation particulièrement efficace et pourquoi il nous émouvait. Les élèves sont finalement demeurés hermétique à la vision du monde proposée par Gaudé.
Dans ces deux cas, le choix d’une œuvre destinée à plaire aux lycéens et facile à lire, a davantage incité les élèves à la paresse qu’il ne les a invités à approfondir leur réflexion. Il n’a pas aidé les élèves à se décentrer d’eux-mêmes, mais les a conduits au contraire à se rassurer dans leurs certitudes et à camper dans des postures de facilité. Sans doute ce type d’œuvre peut-il être lu en autonomie à la maison, l’actualité et la concision constituant une porte d’entrée suffisante. Il semble que le rôle du professeur de lycée soit d’amener les élèves à des lectures vers lesquelles ils ne seraient jamais allés seuls, et qu’un accompagnement patient et passionné, construit jour après jour au sein de la classe peut éclairer. Notre mission n’est-elle d’ailleurs pas de transmettre à nos élèves cette littérature patrimoniale, arrivées jusqu’à nous intacte, preuve de son caractère universel ?
B) Le choix de l’exigence et de la complexité
-Un roman philosophique complexe : Vendredi, ou les Limbes du Pacifique.
Au fil des années, de nombreux professeurs comprennent que leur rôle est davantage d’élever la réflexion de leurs élèves, que de se « mettre à leur niveau. » Il devient alors possible de faire le choix de l’exigence et de la complexité, tout en conservant bien sûr la volonté farouche d’être une sorte de passeur, qui rassure, explique, accompagne, rend intelligible cette complexité des auteurs exigeants.
Dans cette dynamique, on peut réfléchir à l’étude au lycée d’un roman tel que Vendredi, ou les Limbes du Pacifique, de Michel Tournier. Quoi de plus éloigné de l’univers de nos élèves ultra-connectés, que ce Robinson Crusoé, qui expérimente la solitude absolue sur une île de prime abord inhospitalière ? Réécriture d’un roman de Daniel Defoe publié en 1719, lui- même inspiré de l’aventure réelle d’Alexandre Selkirk, marin anglais disparu en en 1703, le roman de Tournier est long et complexe. Ses 270 pages sont pétries de références religieuses que peu de nos élèves maîtrisent, mais aussi de références ésotériques, philosophiques et mythologiques. Il peut aussi sembler gênant à aborder avec des élèves à cause des connotations sexuelles qu’il développe à plusieurs reprises, lorsque sont évoquées les relations complexes et sensuelles qui lient Robinson à son île. Pour autant, l’étude de cette œuvre est très jubilatoire et la multiplicité des thèmes abordés permet à chaque élève de trouver un point d’accroche dans le texte. La quête de soi de Robinson et sa sur-administration de l’île colonisée, font écho au rapport que chacun souhaite entretenir avec son environnement, à sa manière de s’intégrer au monde, à la nature, à l’harmonie universelle. Soutenu par le suspens de l’aventure à laquelle Robinson est soumis, qui tient en haleine le lecteur, Vendredi ou les limbes du Pacifique est un roman philosophique, qui questionne le sens de la vie, la nécessité d’autrui et la solitude, la relation au travail, à l’art et au temps. La complexité des deux personnages, dévoilé dans leur nudité la plus crûe, parfois abjecte, autant que dans leur grandeur, permet aux élèves un permanent va-et-vient entre identification et distanciation. Ils prennent cette hauteur qui peut faire défaut à des œuvres plus proches de l’univers lycéen ou de l’actualité. Ainsi, alors même que le comportement de Robinson envers Vendredi est longtemps inhumain et inacceptable, les élèves prennent le temps de l’analyse, et s’ils jugent Robinson, ils s’abstiennent d’une condamnation définitive. À travers la métamorphose de Robinson au contact d’un Vendredi d’abord fragile, puis davantage affirmé, c’est sa propre humanité que chaque élève questionne. La complexité de ce roman est en elle-même une entrée stimulante pour les élèves. Pour les aider à surmonter cette complexité et pour solliciter les échanges, il peut être pertinent de les placer en groupes et de confier à chacun des groupes la mission de résumer une partie du livre, d’en dégager les principaux thèmes, de donner des titres aux chapitres étudiés. Quelques questions ciblées peuvent être proposées pour lancer la réflexion. On peut aussi demander aux élèves de sélectionner les extraits dont ils estiment qu’ils pourraient donner lieu à une explication de texte. Le choix par les élèves des textes à étudier est souvent fécond, d’autant plus s’il s’agit des textes qui seront présentés en fin d’années aux épreuves orales du bac. Les élèves ont en effet à cœur de choisir des textes qui leur plaisent et sur lesquels ils ont beaucoup à dire. De tels travaux de groupes permettent de vérifier la compréhension littérale du texte et de clarifier les allusions culturelles, de faire émerger des premières pistes d’étude en permettant aux élèves de confronter leurs interprétations et de les justifier.
-Lire des textes difficiles dans le cadre de groupements d’extraits
Il arrive cependant qu’entre nos élèves et une œuvre ambitieuse, le décalage soit trop grand pour être comblé, même avec un accompagnement minutieux du professeur. Une œuvre telle que Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, semble difficile à aborder aujourd’hui dans son intégralité, dans une classe de niveau normal. La longueur du texte, l’écriture elle-même, très soignée, exploitant toute la potentialité d’un lexique que nos élèves ne maîtrisent plus et utilisant toute la panoplie existante des temps aux valeurs aspectuelles variées, et des liens de subordination complexes, mais aussi le contexte culturel de la Rome antique, sont des éléments susceptibles de constituer des barrières insurmontables pour nos élèves. Faut-il pour autant renoncer à l’étude de ces magnifiques textes ? L’usage du groupement de textes peut dans ce cas apporter des solutions, en inscrivant ces textes difficiles dans un ensemble plus vaste, constitué de textes qui les éclairent. La brièveté de l’extrait choisi permet une étude de détail qui va déplier paisiblement le sens du texte, révélant sa richesse. C’est dans ce cadre que peut intervenir l’Ethos du professeur, véritable initiateur, qui a charge de prendre l’élève presque par la main et de l’accompagner jusqu’au texte. Il s’agit alors de l’amener à une écoute attentive et humble. Ce voyage peut d’abord passer par la contextualisation, qui permet à l’élève de quitter son monde pour s’approcher d’un ailleurs étrange. Une lecture lente, à voix haute, peut ensuite permettre à cet « étrange » de s’incarner. Il peut être nécessaire à ce stade de « traduire le texte », d’en révéler le sens premier et de s’assurer que les contresens sont évités. Il s’agit ensuite de révéler ce que cette langue étonnante, ce contexte, éloigné du nôtre, ces personnages vaguement irréels nous révèlent d’universel. Dans Mémoires d’Hadrien, c’est bien dans le contraste entre le monde romain d’Hadrien et le nôtre que se révèle alors pour nos élèves cette part d’humanité qui tous nous réunit. Dans le chapitre « Saeculum Aureum » de Mémoires d’Hadrien, ce dernier relate la perte d’Antinoüs, son amant, en expliquant : « Tout s’écroulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeux olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque. » En classe, c’est bien ce vieillard « sanglotant » que nous traquons dans l’incroyable empereur, et c’est bien à sa rencontre que nous allons, élèves et professeurs, main dans la main, trouvant en lui des traces de nous-mêmes.
C) Lire pour écrire, écrire pour lire
-Soutenir la lecture par un projet d’écriture collective
À l’opposé de la pédagogie plutôt transmissive que nous venons de décrire, une pédagogie de projet peut aussi trouver sa place dans le travail de la lecture avec les lycéens. Ainsi, écriture et lecture peuvent être habilement combinés, d’une part pour stimuler la lecture elle-même, et d’autre part pour l’actualiser et lui donner du sens. Après avoir évoqué des œuvres romanesques, intéressons-nous maintenant à l’argumentation. Il serait tentant de limiter l’étude de textes argumentatifs aux traditionnelles œuvres des Lumières ou à des groupements de textes thématiques sur les grand combats sociaux ou sociétaux, tels que l’abolition de l’esclavage ou de la peine de mort ou la dénonciation de la misère, occultant l’étude de textes plus complexes, issus d’époque moins faciles d’accès. À cet égard, le XVIIe siècle, époque très codifiée, perçue comme rigide, peut sembler un choix trop audacieux pour un public moderne. Pourtant, l’étude d’une œuvre telle que Les Caractères de la Bruyère peut se révéler très féconde. La lecture intégrale de chapitres tels que « Du mérite personnel », « De la société ou de la conversation » ou encore « De la mode », peuvent sembler aux élèves étonnamment modernes. La langue très travaillée et soutenue dans laquelle La Bruyère écrit est aussi très dynamique et variée, allant de la maxime au portrait et alternant démarches inductives et déductives, ce qui permet ainsi d’embrasser l’objet d’étude « l’argumentation » dans une dimension très large et d’amener les élèves à maîtriser des formes variées d’argumentation.
En amont de la lecture, il peut être intéressant de proposer un projet concret, qui permette à chaque élève d’investir la lecture dans un but précis. Le projet dont il est question consiste pour chaque élève à écrire un portrait « à la manière de » La Bruyère afin de blâmer un comportement social moderne. Les portraits rédigés par les élèves peuvent être réunis en recueil et édités si l’on parvient à obtenir les budgets pour cette édition. Chaque élève peut ainsi apporter son recueil de portraits à son épreuve orale de fin d’année.
Le projet final concret d’écriture d’un livre qui sera édité doit permettre aux élèves de se projeter dans l’étude des textes et de s’y investir avec davantage de motivation. L’objectif d’écriture amène les élèves à comprendre avec plus de finesse sur quels procédés, quelle organisation ou quelle posture de l’énonciateur repose l’efficacité argumentative des Caractères de La Bruyère, puisqu’ils doivent se les approprier afin de rédiger à leur tour des portraits amusants et critiques. Adapter la satire du XVIIe siècle à leur époque doit de surcroît amener les élèves à réfléchir sur la société dans laquelle ils vivent, à poser sur elle un regard critique. Ils prennent alors de la distance sur certains comportements sociaux du XXIe siècle et réfléchissent à leur propre positionnement dans le jeu social. Écriture et étude de textes ne sont pas dissociés et s’actualisent l’une l’autre en permanence.
On voit bien l’intérêt que ce type de projet peut revêtir, en tant que soutien à la lecture, la « tâche finale » de l’élève constituant un moteur puissant pour la lecture. Les élèves sont amenés à lire par le biais du projet d’écriture, mais l’étude des textes de La Bruyère et le travail d’appropriation de ses procédés d’écriture et de composition permet aussi d’inspirer les élèves et les amène à l’écriture, en leur permettant d’améliorer leur prose, grâce au travail d’imitation. Le va-et-vient entre lecture et écriture est ici constant, chacune enrichissant l’autre.
Ainsi, nous avons vu que le principe de réalité imposé par la classe, son niveau, la nécessité de la gérer et d’en organiser les activités pouvait mettre à mal la posture idéaliste du jeune professeur qui souhaite donner le goût de la lecture à ses élèves et partager sa passion de la littérature. Pour atteindre ce noble but, il peut sembler tentant de « se mettre au niveau » des élèves et de renoncer à ses exigences. Nous avons vu que ce choix s’avérait rarement productif, et que c’était au contraire en maintenant son niveau d’exigence, sans craindre la complexité, que le professeur de français pouvait se rendre vraiment utile et accomplir une mission noble, celle d’élever les esprits de ses élèves et leur donner accès à une littérature patrimoniale, qui n’est pas englué dans un quotidien ou une actualité limitée, mais qui au contraire touche à l’universel. Travailler sur des extraits courts de textes difficiles, dans le cadre de groupement de textes, mais aussi lier lecture et écriture dans le cadre de projets concrets peut favoriser l’accès des élèves à des textes littéraires initialement perçus comme difficiles, voire inaccessibles.
La lecture au lycée ne se limite pas au cadre rassurant de la classe. Si le professeur se plait à accompagner ses élèves vers la lecture, c’est pourtant bien l’autonomie de chaque élève face à la lecture qu’il vise. Les lectures cursives, la participation à des prix littéraires sont d’autres modalités qu’il serait intéressant d’évoquer aussi. Pour conclure et parce que le temps m’est compté, je voudrais rapidement partager avec vous une expérience enrichissante, celle du « Café Littéraire ». J’avais lancé le projet voilà quelques années dans le lycée où je travaille, mais les élèves ont vite pris le relai et prennent totalement en charge l’organisation de ce moment de convivialité. Il s’agit de réunir ceux qui le souhaitent autour de livres. Les règles sont simples : il n’y en a aucune. Chacun peut apporter quelque-chose à boire ou à grignoter et des livres. On parle de ses lectures ou on se contente d’écouter, on vient à chaque séance ou juste de temps à autre, on part quand on veut. Les élèves parlent avec passion de leurs lectures qui sont variées. Oui, ils lisent ! Et de tout. Certains m’ont fait découvrir les mangas et j’ai appris avec stupeur que des élèves passionnés apprenaient le japonais sur Internet pour mieux comprendre cet univers étonnant. Certains présentent des œuvres de bandes dessinées, d’autres des romans, modernes ou classiques. Ils présentent parfois du Zola ! Les livres circulent, se prêtent, s’échangent. La parole aussi circule et les élèves se plaisent à évoquer la manière dont ils lisent. Il y a ceux pour qui le livre est sacré : on ne le corne pas, on n’écrit rien dessus, on le touche avec respect. Il y a ceux qui s’approprient le livre, le feuillettent sans soin, le cornent, le surlignent, le triturent sans ménagement. Il y a ceux qui en recopient des passages entiers dans des carnets. Au café littéraire, on mange des gâteaux, on parle des livres qu’on a lus, mais on parle aussi de ce qu’on trouve dans la lecture : évasion, fuite, réflexion, émotion. Les lycéens racontent que lire leur permet parfois de tenir le coup, de se sentir vivants, de mieux se comprendre, de fuir l’angoisse du monde adulte qui les attend ou de se reposer du bruit ambiant et de celui qui est parfois simplement dans leurs têtes. Lorsqu’ils présentent le livre qu’ils ont lu, ils le touchent avec gourmandise, essaient d’expliquer pourquoi il leur a plu. Les autres se taisent, regardent la couverture, posent des questions. Les livres passent de main en main et on emprunte tel livre à son propriétaire qui en a parlé, parfois malhabilement, mais avec émotion. Le genre littéraire de la « fantasy » est très présent. Les lycéens ont parfois du mal à abandonner ces lectures de leur plus jeune âge, mais étonnamment, ils ne sont dupes de rien. Ils savent exactement ce qu’ils cherchent dans cette littérature foisonnante, parfois très longue, qui leur permet de s’évader, d’oublier notre monde anxiogène et surtout de voir le bien et l’héroïsme triompher grâce à des personnages engagés. Quand ils débattent ensuite entre eux, ils démontent les ficelles de cette littérature, dont les ressorts sont parfois grossiers. Ce café littéraire a ses adeptes, qui ne manquent aucune séance. Certains sont de très gros lecteurs, d’autres sont beaucoup plus modestes. Je crois que certains viennent surtout pour y trouver un peu de chaleur, mais les élèves s’écoutent les uns les autres avec beaucoup de respect. Quand ils présentent des mangas ou des romans de fantasy, ils deviennent à leur tour initiateurs. Ils prennent par la main ceux que cet univers déroute et les amènent tranquillement vers ce monde inconnu. Il me plait de penser que les petites graines semées avec exigence en classe leur permettent, dans ces moments de totale liberté, hors de toute contrainte de devenir à leur tour des passeurs.
MAGALI GERARD
Nous vous invitons à écouter cette communication sur la chaîne YouTube de notre association:
https://www.youtube.com/watch?v=CETv84zU6bw
Note :
1. Cette présentation a été écrite alors que la réforme du lycée n ‘était pas encore engagée. Les programmes de la réforme 2009 avaient alors cours. Aujourd’hui, le programme de la classe de première est devenu très prescriptif et c’est davantage en classe de seconde que peut s’exercer la liberté pédagogique des professeurs dans le choix des œuvres.