Faire du latin une discipline d’avenir
Conférence de Cécilia Suzzoni
(Colloque de l’Afpeah du 25 mars 2017 : « Une École ambitieuse. Fondamentaux, connaissances et culture pour tous »)
Est-ce que le libellé que je propose pour cette intervention est intempestif ?-contraire à l’air du temps ?- oui et non. Oui, parce que, même si les contentieux entre le latin et notre modernité ont été largement démystifiés et soldés, il reste des résistances, des méfiances, voire une franche hostilité face à un discours , ce sera ici le mien, qui fait du latin , non pas, non plus le signe anhistorique d’une École latine de fait obsolète, mais le véhicule –métaphore que j’emprunte à l’essayiste George Steiner dans Passions impunies, à exploiter littéralement et dans tous les sens– d’un savoir indispensable non seulement à la bonne santé de la langue française, mais aussi au projet d’un tronc commun d’éducation européenne . Non, car, justement, à l’occasion des récents débats qui ont accompagné la contestation de la réforme du collège, bien des voix se sont fait entendre- au-delà évidemment de celles attendues des associations traditionnelles de défense des langues anciennes – dont je suis pleinement solidaire-, des voix de linguistes, philosophes, écrivains, contemporains, mathématiciens, pour dire combien le latin reste le garant d’une dynamique de la langue qui commande notre avenir, car il n’y a pas de passé lointain, clos, pour qui voit dans la nature historique des langues le principe même de leur vitalité.
J’essaierai, et je serai forcément schématique, de justifier le bien-fondé de ce libellé en trois points – je laisse évidemment de côté, l’hypothèse la plus pessimiste : que nous serions en train de renoncer tout bonnement à la culture, auquel cas le latin serait bien sûr balayé, mais ni plus ni moins que les autres disciplines de la mémoire et du langage.
1- Faire un autre usage du congestorium memoriae, du grenier de la mémoire, métaphore de l’héritage latin, que j’emprunte à Carlo Ossola, qui détient la chaire de littérature néo-latine au Collège de France, dans L’Avenir de nos origines ; et pour cela se garder de deux postures : une restauration de façade et à l’identique de la tradition des lettres latines, insoucieuse de ce qui n’est plus possible- ce qui, par parenthèse, impose de revoir, refonder la spécialité lettres classiques-un autre débat- ; une anthropologisation à marche forcée de ces études latines qui, sous couleur de leur appliquer le regard éloigné , en neutralise la féconde proximité et favorise à terme leur devenir dans une spécialité « humanistico-littéraire » . Autrement dit, il ne faut surtout pas faire du latin, non plus que du grec d’ailleurs, une discipline exotique dont on goûterait d’autant plus les charmes qu’elle n’est plus obligatoire …
2- Le véhicule latin : de quoi doit-il continuer à être porteur ? D’abord d’un héritage au quotidien : celui de la langue française, une conscience avertie de la langue française, endettée depuis toujours, elle et sa littérature, à l’égard du latin ; avec une capacité à parler sa langue ouverte, à ne pas en faire un chez-soi casanier. Et aussi d’une approche plurielle de la question de l’identité, rien moins qu’essentialisée.
3- Enfin, mon 3ème et dernier point, le latin est aussi, culturellement et politiquement parlant, le garant d’une unitas multiplex –Edgar Morin—,ou pour le dire avec le philosophe Jean-Luc Nancy, d’un universel polychrome, d’un « singulier multiple », comme l’indique bien la langue latine qui ne connaît le mot singuli qu’au pluriel . Le latin, première langue moderne de l’Europe, doit se faire le fer de lance d’une réactivation des grandes langues de culture européennes, au-delà de leur lien génétique avec le latin, en tenant compte aussi de la part grandissante qu’a prise , que prend, l’Islam dans l’héritage gréco-romain.
I- Un autre usage du congestorium memoriae : se garder d’abord de deux postures
1- Il faut prendre la mesure d’une usure, d’une fatigue à voir manier un peu mécaniquement les notions et concepts de l’humanisme latin. Nous sommes sortis de la tradition classique. (Hannah Arendt : La crise de la culture). Or il y a une argumentation de routine qui ne résiste pas à la réalité des changements. Dans notre présent, plus que jamais encombré, pèse encore le poids d’une latinité figée, synonyme de vieillerie littéraire dont on est content de s’être débarrassé. C’est au XIXe siècle que s’est essentialisé, durci, embaumé un usage de la latinité, instrumentalisée politiquement, Ce sont les grands et vrais défenseurs et praticiens du latin – Baudelaire, entre autres- qui ont été les plus sévères, les plus lucides. Il y a, il y a toujours eu, il y a encore une façon de défendre les humanités dites classiques très nocive au latin : celle de petits esprits pseudo-académiques, coincés dans un classicisme orné, insouciants des changements « et cela quand tout marche et change autour de nous, c’est étouffant, à la longue, c’est suffoquant ! » plaidait déjà Sainte-Beuve. Plus près de nous, Julien Gracq, grand amoureux du latin, s’est montré plus sévère encore face à un canon fourre -tout, répétitif, porté par des héritiers paresseux et une tradition fatiguée, qui ne sait plus séparer les choses vivantes des choses mortes . Bref, il y a toujours à conjurer, avec la « jouissance muséale d’une survie assistée», la menace de voir resurgir l’exaspération du « Tous vos gens à latin ! » du Molière des Femmes savantes…
2-Le virage anthropologisant, civilisationnel, pris par l’enseignement des lettres classiques : avec le nouveau libellé Langues et cultures de l’antiquité. Le dialogue avec les sciences humaines est naturellement une excellente chose (j’y ai largement contribué pour ma part) ; mais il ne s’agit pas de redorer le blason de cet enseignement, au détriment de la langue et des textes, de la littérature, avec à l’horizon la menace d’un clivage antiquisants/francisants, avec un souci prématuré, voire dangereux de spécialisation; Je n’insiste pas : j’ai développé ce point dans un article récent de la revue Europe : Antiquité : quelles perspectives pour aujourd’hui ?
Il y aurait enfin à se méfier d’un usage divertissant, médiatique, du savoir antique, qui ne gêne personne, sorte d’affichage publicitaire tout à fait docile à l’air du temps : et là je pense évidemment aux avertissements de Hannah Arendt, qui avait vu venir le danger : en même temps qu’elle enregistre l’irréversible usure de la tradition, elle s’inquiète d’une culture de masse qui se nourrit superficiellement des objets culturels du monde : « Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais seraient-ils capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire ? »
3-Et donc, j’en arrive au point essentiel de cette première partie : il nous faut un autre usage, plus critique, plus courageux, plus scientifique, plus rebelle au glissement dans la vis inertiae qui a souvent menacé l’humanisme latin, son enseignement, sa transmission .
-Sortir du piège latin= élitisme, réconcilier le latin et la démocratie, comme le proposait Yves Bonnefoy. La malédiction qui a pesé sur le latin, est celle qui a vu humanités modernes et enseignement démocratiques couplés comme deux termes corrélatifs ? C’est au XIX siècle que le latin devient une affaire politique qu’il est perçu comme un signe politico-culturel qui cherche à exclure . On commence à voir dans l’humanisme une coquille vide, un syntagme usé et figé ; exactement le contraire de l’humanisme renaissant, conquérant dont le latin avait été le media et le fer de lance . Au début du XXème Lanson, l’historien de la littérature, et Brunot, le linguiste, proposent une agrégation de lettres sans latin et sans grec pour démocratiser les lettres, briser les barrières sociales. Cette proposition n’aura pas d’effet, mais au lieu de réformer, au lieu d’opposer à ce latin conservateur une autre tradition, celle dont se réclamait Rousseau, autodidacte, qui fait voir le lien entre latin et émancipation critique, – voir l’anecdote fièrement relatée dans les Confessions , à propos de la devise du conte de Gouvon : « tel fiert qui ne tue pas », qu’il est le seul, lui, le domestique, à déchiffrer correctement (fiert, forme évoluée du ferit latin) -on a prolongé, pire on a entériné ce malentendu, ce détournement d’héritage, avec plus tard la création d’une agrégation de lettres modernes censée incarner les Humanités modernes. Je précise, pour éviter tout malentendu cocasse, que j’ai le plus grand respect pour l’agrégation de lettres modernes au jury de laquelle j’ai souvent et avec plaisir participé ; ce que j’incrimine, c’est la paresse institutionnelle avec laquelle on a laissé chaque agrégation dans son pré carré ; et progressivement, au lieu d’une fusion ambitieuse, on a installé cette coupure entre lettres classiques et lettres modernes, que nous continuons de payer . Et finalement, au lendemain de 68 , on a sacrifié la latin. Jamais on ne sera assez sévère pour cette cascade d’étourderies, qui a abouti à l’optionnalisation du latin, véritable scandale épistémologique pour les filières littéraires et pire, à une certaine forme de mise en concurrence, contre nature, entre les deux langues anciennes.
-Le défi pour faire du latin une discipline d’ avenir, c’est être héritier, en ne se sentant pas héritier : faire respirer autrement l’héritage : briser les barrières étroites du classicisme ; comme y invitait déjà Ernst Robert Curtius dans son essai, La littérature européenne et le Moyen Age latin, quand il évoque le coup de force autour de 1800 à déclarer que toute l’Antiquité était « en bloc « classique. Je le cite : « pour ceux qui aiment toutes les époques et tous les styles de l’antiquité, son élévation au classicisme paraîtra un idée fausse et creuse de maître d’école en délire ; L’humanisme de nos lycées , humanisme transfiguré et transfigurant toute chose et qui prend encore volontiers aujourd’hui une allure édificatrice et moralisatrice, est aux antipodes du courageux et véritable humanisme des esprits libres . Nous avons soif d’un humanisme débarrassé de toute pédagogie ». Une pédagogie que l’on pouvait dire encore souvent dans les années 1980 paresseusement pétrifiée dans « le modèle latin », celui d’une tradition classique qui a « confondu le latin avec l’artefact pédagogico-culturel qui porte le même nom » : un alibi culturel, pour tout un ensemble de pratiques pédagogiques canoniques, saturé de formalismes pesants, thèmes latins laborieux, versions mot à mot, etc., tout cela coupé de la source vive, de la fons latine.
– A contrario ce procès doit nous inviter à prendre en compte un latin pluriel, tous les latins : en 400, Jérôme à qui l’on doit la Vulgate, disait que la latinité est « varia cum locis et temporibus » (« variable en fonction des lieux et des moments » ; latin parlé, latin écrit, littéraire, latin médiéval , scholastique, néolatin : ce néolatin qu’écrivent et pensent Bacon, Descartes, Spinoza, Leibniz, chaque fois réinventé par une pensée ; le latin d’Érasme, longtemps négligé, familier et élégant, comme celui des familiara colloquia ; Erasme symbolise le manifeste, plus urgent que jamais, d’un humanisme militant, vigilant : il savait bien combien les studia humanitatis, nos Humanités, se diluent vite dans un académisme stérile, de routine à ne pas se vouloir toujours humaniore, plus attentives à l’humains. Voir son mot: « les arbres ou les chevaux naissent arbres ou chevaux, homines non nascuntur sed finguntur, les hommes ne naissent pas hommes, ils se fabriquent tels, et par l’éducation, justement : on ne naît pas hommes, on le devient. C’est là le sens profond du lien entre humanitas et paideia. On ne regrettera jamais assez que des générations d’élèves aient été privés de cette diversité, sous couleur de privilégier un latin châtié, ou un canon extrêmement rétréci. Enfin, il ne faut pas oublier que 90 pour cent des textes latins aujourd’hui en notre possession ont été écrits après la chute de l’empire : il y a là une véritable terra incognita qui s’offre aux latinistes traducteurs .
– D’autre part, notre modernité épistémologique, très atomisée, émiettée en savoirs spécialisés, a plus que jamais besoin de renouer avec une approche globalisante, du savoir, une encyclios disiplina : une discipline encyclopédique. C’est un grand antiquisant, contemporain, qui le dit, Jackie Pigeaud : « la spécialisation myope a fait beaucoup de mal à la transmission de la culture et à son usage pour le temps d’aujourd’hui » .
Or, l’alliance établie entre théorie et pratique constitue une caractéristique fondamentale de l’approche romaine. Les Romains prenant en mains les outils grecs de la connaissance, les modèlent pour qu’ils soient utiles aux besoins de la société : utilitas juvandi : notre modernité a besoin de cet humanisme pragmatique : « le savoir de l’architecte, dit Vitruve, dans sa Préface du De architectura, procède de la pratique et de la théorie (ex fabrica et ratiocinatione) ; avec les Romains les sciences spéculatives grecques deviennent artes, « arts appliqués », elles doivent avoir un but pratique pour la société . D’où aussi l’importance de l’écrit et du livre : l’écrit, car l’écrit, cette entreprise de publicité du savoir, préserve de l’oubli, soucieux qu’il est d’engranger les savoirs pour le profit des générations à venir : ce n’est pas pour rien que les Romains se sont faits les champions de la fiche, de la compilation (Aulu-Gelle, Les nuits attiques, Pline l’Ancien, Les Histoires naturelles). À propos de l’ existence d’une littérature latine à la fois technique et érudite, je suis sûre que les élèves seraient intéressés d’apprendre que César préparait pendant sa Campagne des Gaules un essai linguistique sur l’analogie ; que c’est avec la vieille notion romaine de gravitas – la qualité de celui dont les pieds sont lourds de la terre des campagnes-, soit le latin du Newton des Principia, que nous sommes entrés dans la physique moderne. D’où l’intérêt de l’essai d’un moderne s’il en est, celui de Bruno Latour, Cogitamus, cinq Lettres sur l’humanisme moderne. Rappel avec le cogito, du coup d’envoi de la modernité philosophique, et avec le passage du je au nous, du cogito au cogitamus, la nécessité d’un intellect collectif, assez adéquat au génie latin, génie de la récapitulation, de la synthèse.
II- Le véhicule latin
-Je ne dirai que quelques mots de la question de fond, celle du latin insistant dans notre langue qui fait que l’avenir de la bonne santé de la langue française est suspendu à la conscience linguistique , et plus largement culturelle du lien , du fil rouge qui s’est tissé au fil du temps entre le français et sa langue ancienne, le latin. Je l’ai abordée dans l’Avant propos et la Préface des deux ouvrages collectifs Sans le latin…, et, plus récemment, Le bon air latin. Le français est une langue doublement latine, par descendance directe et par descendance indirecte ; portée par le latin, émancipée du latin et relégitimée par lui . Jules Marouzeau : Nous n’avons jamais cessé de parler latin …Et ce n’est pas seulement une question de lexique, d’expressions, mais bien plus fondamentalement de grammaire, de syntaxe, de style. J’insiste beaucoup sur la littérature et la poésie car le sentiment de la langue, s’éprouve particulièrement à l’aune de la poésie qui va chercher les mots très loin. Bref : Il faut avoir un nette conscience que le latin est la force de frappe du français, son assise, sa colonne vertébrale, sa structure : un invariant , dont nous sommes politiquement et pédagogiquement responsables. Le latin, s’agissant de la langue française est là, comme le point dans le tableau qui en assure la cohérente lisibilité.
-Quant aux pratiques d’enseignement, qui ont heureusement changé, il faut avoir à l’esprit les doléances passées, celles de Valéry, celles de Claudel, plus récemment celles d’Yves Bonnefoy, de Jean-Michel Maulpoix sur le caractère inutilement, inefficacement ingrat et routinier de cette pédagogie quand elle a été mécaniquement inféodée au couplage : grammaire latine/grammaire française; voir la charge de Claudel contre les grammairiens pédants et néoclassiques dans La querelle des humanités modernes . Et Eugenio Garin, l’auteur de Education de l’homme moderne, disait déjà sa méfiance envers la tyrannie grammaticale : il faut toujours commencer par la grammaire, mais la bien enseigner : quam paucissima modo sunt optima : un petit nombre de notions mais les meilleures possibles. Autrement dit, pas tant les exceptions que la règle. Ce qui est une manière toute érasmienne de renouer avec le sapere latin, au carrefour de sa double étymologie : savoir/saveur.
-Nous devons être aussi à la hauteur de l’exigence d’ouverture que réclament les temps, pluriels, globaux : toute frilosité académique serait contreproductive et dérisoire : or la question du latin peut nous aider à y voir plus clair : l’exigence d’ouverture est profondément fidèle à l’ethos même de la romanité, à la façon tout à la fois originale et efficace avec laquelle elle a géré son propre rapport à l’ origine.
– D’une part, nos commencements, c’est indéniable, sont Grecs ; et avec leur remarquable réceptivité de ces commencements les Romains se sont faits les infatigables passeurs. C’est Rome hellénisée qui a hellénisé l’Occident, se plaisait à dire le philosophe Lucien Jerphagnon : une secondarité féconde et réfléchie (voir Rémi Brague : la voie romaine), dans la double acception du terme , dont le corollaire est l’importance de l’écrit et de la lecture . On connait le mot d’Horace : Graecia capta ferum victorem cepit (La Grèce vaincue vainquit son farouche vainqueur), belle métaphore pour dire cette formidable translatio du magistère culturel d’Athènes à Rome. On connaît moins le mot rapporté par Varron dans son traité sur l’agriculture, le De re rustica : « Romanus vincit sedendo »– le Romain remporte la victoire en restant assis -, une autre belle métaphore, cette fois-ci de la lecture et de la traduction, grâce auxquelles les Romains se sont approprié le savoir grec, et l’ont perfectionné .
– D’autre part, l’histoire de Rome, est une histoire d’emblée très mélangée : Rome vient d’ailleurs et ne s’en cache pas . Voir le récit de Tite-Live quand il évoque cette foule mélangée d’hommes libres et d’esclaves, tous en quête de nouveauté : turba avida novarum rerum. La langue latine est d’entrée de jeu babélisée, elle est l’absorbtion d’ « un babel de patois », fusion avec les dialectes italiques, ombrien, osque, étrusque, gaulois, influence orientale, phénicienne et grecque ( Voir l’essai de Jacqueline Dangel Histoire de la langue latine ). Et il me semble qu’il y a dans cette fable inassignable des origines, à la fois la trace de l’énergie individualiste des Romains, le faber est suae fortunae quisque : chacun est l’artisan de son propre destin » ; et celle de son génie assimilateur : voir l’importance du cum chez les romains. D’où cette conception désexclusive du commun qui a fait de Rome le lieu d’un melting pot réussi, pour le dire avec les mots de François Julien, dans son essai De l’Universel. L’héritage latin renchérit, Carlo Ossola, n’est pas un héritage génétique qui localise et identifie mais un lieu mental . Le latin, c’est l’extension par l’adjonction.
III – Faire du latin une discipline d’avenir dans le cadre d’un tronc commun d’éducation européenne.
« Qui a florin, latin, roussin, partout il trouve son chemin »
Il ne s’agit pas de faire revivre, ce serait une utopie, ce grand et long moment où le latin a été le signe européen, où chacun pouvait prendre à son compte le proverbe : « Qui a florin, latin, roussin, partout il trouve son chemin »… « Être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible », rappelait Roland Barthes… Et le grand mathématicien Poincaré, farouche défenseur de l’apprentissage du latin pour tous au collège et au lycée, se plaisait à dire : on n’apprend pas le latin pour parler latin comme si on avait à demander son chemin. On l’apprend pour savoir ce que parler veut dire . Et je dirai parce que le latin -18 siècles de vie active…- a façonné le tissu langagier et culturel de l’Europe (Antoine Meillet : « Dans toutes les choses de la pensée, le latin a fourni de mots les langues modernes de l’Europe »).
– Faire du passé un enjeu du présent, c’est aussi rappeler à L’Europe la vocation oecuménique du latin, particulièrement dans le domaine du droit: ce jus gentium, embryon de notre droit international, lui-même encore bien balbutiant, et surtout inégalement appliqué ; il y aurait à raviver la notion, ignorée de la philosophie grecque classique, celle de « société du genre humain » : universi generis humani societas, une notion cicéronienne, dont l’Europe actuelle ferait bien de s’inspirer ; souligner l’importance des notions : État et Droit, « ce binôme à vocation planétaire » (Pierre Legendre). Voir aussi le germe potentiel , en forme de bouclier, du sum civis romanus : repris par Kennedy, avec le succès que l’on sait, lors de son séjour à Berlin, en 1963, sous la forme du « Je suis un citoyen berlinois » …. Il y a là le symbole du devenir politique, d’une langue en tant que lien avec une histoire et une culture .
– Prendre en compte aussi les relectures du Moyen Age latin, avec un plus grand souci du dialogue qui s’est instauré, via le grec d’Aristote introduit par les Arabes, avec la philosophie arabe : les 12 et 13ème siècles sont une époque de latinisation de toute la culture –Nos Latini– ; mais c’ est également l’époque au cours de laquelle les Averroïstes latins, disciples occidentaux du grand commentateur d’Aristote, secouent le rêve scholastique (Patrick Boucheron), en affirmant la toute puissance de la raison , qui ne doit pas, plus, être inféodée à la théologie.
-Il reste à construire une véritable histoire littéraire de l’Europe et à tirer les leçons d’un patrimoine commun en matière de littératures européennes : montrer et enseigner pourquoi et comment tous les grands textes de la culture européenne sont compatriotes et contemporains , car par la Romania et son rayonnement, c’est tout l’Occident et au –delà qui a reçu une formation latine : ne jamais oublier, par exemple, que l’Angleterre médiévale appartient à la Romania : la part du franco-latin dans la langue anglaise est fondamentale : « L’Angleterre est un pays latin, et nous n’avons pas besoin de tirer notre latinité de la France », pouvait dire T.S. Eliot (1923).
-Je terminerai sur l’importance de la traduction, constitutive ce l’Europe, et qui est née, en Occident, à Rome.
Le mot et la notion, bien sûr, sont latins, trans-ducere : mener à travers, au-delà : où l’on retrouve le sémantisme du véhicule latin, avec son dynamisme, exemplifié par ce trans, que l’on retrouve, au-delà des langues romanes, dans la plupart des langues européennes : voir, là où le grec ne disposait, et pour cause, que du verbe hermeneuein, la richesse des synonymes latins : convertere, imitari, explicare, exprimere, reddere, avec ses dérivations, transmission, transgression, transmutation, transposition, transplantation.
Conclusion
« Tout ad-venir implique une pro-venance », plaide Massimo Cacciari dans Déclinaisons de l’Europe . Mais il ne s’agit pas de bricoler de l’avenir avec un passé clos, bras mort de la tradition. Il s’agit, en prenant nos adversaires au mot, de refaire du latin une affaire politique, en oeuvrant pour un usage pluriel, plus juste, plus savant, plus ouvert, plus démocratique.
Et d’abord et toujours avec le souci de la langue : l’enjeu le plus urgent car c’est pour chacun le capital symbolique le plus précieux : C’est que les mots nomina, sont comme des présages omina : ils viennent à nous avec des visages d’ancêtres (Pascal Quignard), et en même temps ils sont figures d’un avenir sans clôture (Saussure : « rien ne se perd dans la langue ! »). Tous ces mots français dans lesquels le latin est venu creuser sa trace : ce sont des mots prisca, anciens, mais pas obsoleta : voir les précieuses remarques de Patrick Boucheron dans son court essai Éloge dantesque de la transmission, où il plaide pour une transmission dynamique offerte au temps et au changement ; il rappelle la distinction entre vetus– ce qui est vieux, hors usage- et antiquus, la part toujours disponible du passé.
C’est dire que ce n’est pas, ce n’est plus un sage et confortable commerce des idées qui nous attend, avec la défense du latin, au service de l’avenir, mais une transmission qui s’apparente, par les temps qui courent, à une véritable entrée en résistance, ce mot franco-latin, « un des plus beaux de la langue française », rappelait Jacques Derrida.
Cécilia Suzzoni, Fondatrice et Présidente d’honneur de l’ALLE, (Association le Latin dans les Littératures Européennes), Professeur honoraire de chaire supérieure (grec/français) au lycée Henri IV