
La Prise de Troie, Tryphiodore
Amis, la machine mystérieuse est terminée !
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Nous vous conseillons d’écouter la lecture de Florian Martinez. Peut-être aurez-vous à votre tour envie de donner voix au tragique aveuglement des Troyens et de leur crier les mots de Cassandre !
Vous pourrez écouter Florian Martinez dans le podcast qui figure ici même et (bientôt) sur la chaîne YouTube de notre association.
Cependant les Troyens, ayant passé des bandes de cuir et de fortes chaînes autour du corps du cheval, le traînaient dans la campagne, à l’aide des roues sur lesquelles il était monté. Ils ignoraient qu’il portait dans ses flancs l’élite des héros grecs. Des joueurs de flûte et de luth, rassemblés au-devant de lui, faisaient retentir l’air de leurs concerts. Hélas ! misérables humains, que nos vues sont bornées ! Un nuage épais nous dérobe l’avenir : séduits par de vains transports, nous courons souvent, sans le savoir, à notre ruine. Ainsi le plus terrible fléau menaçait les Troyens, et eux-mêmes allaient l’introduire dans leurs portes. Ils avaient cueilli toutes les fleurs des bords du Simoïs, et ils couronnaient déjà de guirlandes le cheval auquel le destin avait attaché leur perte. La terre gémissait sous le poids de l’airain dont les roues étaient entourées ; l’essieu, surchargé d’un poids énorme, criait horriblement ; l’on entendait craquer le bois assemblé avec un art infini ; la chaîne qui traînait à terre, et qui y formait plusieurs circonvolutions, élevait des tourbillons de poussière dont l’air était obscurci ; les cris de la multitude employée à traîner cette machine faisaient un bruit épouvantable. […]
Cependant les Troyens avançaient toujours, traînant après eux l’auteur de leur ruine. Les inégalités du terrain et les rivières qu’il fallait traverser leur rendaient le chemin très pénible : malgré ces obstacles, le cheval les suivait aux autels de Pallas ; il semblait s’enorgueillir de ce qu’il devait en être l’ornement. La déesse, frappant de sa main divine la croupe de l’animal, augmentait la rapidité de sa marche : aussi franchissait-il l’espace plus promptement qu’une flèche. […]
Aussitôt les femmes troyennes, accourant des divers quartiers de la ville, se rassemblèrent autour de cette merveille. Les vierges, les jeunes filles dont la main était déjà promise, celles enfin qui joignaient au titre d’épouse celui de mère, toutes exprimaient leur joie par leurs chants et par leurs danses. Les unes apportaient des tapis brodés, pour en parer ce superbe cheval et le mettre à couvert ; d’autres, déliant leurs riches ceintures, afin de pouvoir agir plus librement, l’entouraient de guirlandes qu’elles avaient tressées elles-mêmes ; l’une d’entre elles, faisant servir à des libations la liqueur renfermée dans un très grand tonneau, en laissa couler un vin exquis, mêlé d’une infusion de safran doré. La terre ainsi abreuvée exhalait une odeur délicieuse. Les cris des femmes répondaient à ceux des hommes ; les enfants mêlaient leurs voix aiguës aux sons débiles que poussaient les vieillards.[…] Ainsi les Troyens, assemblés en tumulte au devant de leurs portes, amenaient un cheval qui portait dans ses flancs des bataillons ; ils allaient le déposer dans leur citadelle.
Dans ses entrefaites, Cassandre, agitée par l’esprit prophétique, et ne pouvant plus demeurer renfermée dans son appartement, avait brisé la porte, et courait au dehors. Telle on voit une génisse piquée par un insecte, vrai fléau de son espèce, s’élancer avec légèreté : c’est en vain que le berger attend son retour ; elle n’entend plus sa voix qui l’appelle, elle a oublié ses pâturages qu’elle aimait tant ; depuis qu’elle a senti l’aiguillon de son ennemi, elle a fui loin de ses parcs. Telle la fille de Priam, en proie au trait dont elle était déchirée en découvrant un avenir fâcheux, agitait le laurier sacré ; elle remplissait la ville de ses hurlements. Ni ce qu’elle doit au rang illustre dont elle est issue, ni ce qu’elle doit à ses amis, rien ne peut la retenir ; elle a perdu jusqu’au sentiment de la pudeur, si cher à son sexe. L’excès de fureur auquel elle est livrée est pire que l’état de ces femmes thraces qui, troublées par le son des flûtes de Bacchus lorsqu’il court sur les montagnes, et ressentant toute la rage que ce dieu sait inspirer, restent immobiles, sans que rien puisse détourner leurs regards de l’objet sur lequel ils se sont fixés : on les voit secouer leur tête dépouillée de tout ornement, et ceinte uniquement d’une bandelette de lierre attachée par un cordon ; ainsi Cassandre, conduite par son délire, errait çà et là. Souvent dans les accès de son désespoir elle s’arrachait les cheveux, et, déchirant sa poitrine, elle jetait des cris effroyables :
«Insensés que vous êtes, quelle fureur aveugle vous a fait conduire dans vos portes ce cheval, ouvrage de la perfidie ? pourquoi vous précipiter ainsi dans la nuit éternelle ? c’est à la mort que vous courez ; un sommeil funeste va fermer vos yeux pour jamais. Ne voyez-vous pas que vos ennemis sont campés dans cette prodigieuse machine ? C’est à cette heure que vont s’accomplir les tristes visions qui ont troublé le repos d’Hécube. Rien ne s’opposera désormais aux efforts de nos ennemis ; ils touchent à l’exécution de leur entreprise, et leurs succès vont terminer la guerre. Le bataillon de héros grecs est prêt à fondre sur nous, ils n’attendent qu’une nuit obscure pour sortir des flancs où ils sont renfermés, ils brûlent de descendre à terre pour nous livrer combat. Malgré les ténèbres, nous verrons briller le fer homicide levé contre nous. Avec quelle ardeur ces braves guerriers vont s’élancer dans la mêlée! Vos femmes, alarmées à l’aspect de tant de soldats sortis du ventre du cheval, s’enfuiront, et ne pourront tenir contre une semblable multitude. La déesse qui a conçu le plan de cette machine la délivrera du poids dont elle est surchargée ; Pallas elle-même, qui se plaît à désoler les cités, favorisera cette espèce d’enfantement qui doit nous coûter tant de larmes. Je vois déjà les flots de notre sang rejaillir sur nos meurtriers ; ils se repaissent de carnage. Les femmes, enveloppées dans le malheur commun, sont enchaînées. Un feu dévorant s’est glissé dans nos murs, c’est du sein du cheval qu’il est sorti. Hélas ! malheureuse Cassandre ! hélas ! chère patrie ! tu vas être réduite en poussière. L’ouvrage des dieux va périr : des murs qu’ils ont bâtis eux-mêmes, et que Laomédon fonda jadis, sont près d’être renversés. Ô mon père ! je gémis d’avance sur tes malheurs et sur ceux d’une reine infortunée ; une chute affreuse t’attend. Couché désormais au pied des autels que tu as élevés dans ton palais au grand Jupiter, tu n’auras plus d’autre ressource que de l’implorer. Et toi, mère trop féconde, d’autres humiliations te sont réservées. Après avoir vu massacrer tes enfants, les dieux t’ôteront la figure humaine, pour te changer en une bête furieuse. Polyxène, ma soeur, mes larmes te suivront dans le tombeau qu’on t’aura élevé aux environs de Troie. Fassent les dieux qu’un de nos vainqueurs, sensible à la peine que m’aura causée ta perte, daigne m’immoler à sa fureur, et joindre ainsi mes cendres aux tiennes ! Hélas ! ma mort ne sera pour Agamemnon qu’un faible dédommagement après tant de fatigues essuyées pour nous perdre. Ouvrez enfin les yeux, et dissipez un nuage que le destin ennemi répand autour de vous pour vous égarer. Que ce cheval, qui porte tant de héros dans ses flancs, tombe sous l’effort de la hache ; qu’il périsse dans les flammes, et que les Grecs qui s’y sont cachés y trouvent un bûcher digne prix de leur perfidie ! Lorsque vous vous serez ainsi vengés, les festins, les danses, tous les plaisirs vous seront permis, après avoir fait des libations aux dieux qui nous auront rendu la liberté, l’objet de vos voeux les plus doux».
Elle parla ainsi, sans qu’on ajoutât foi à ses discours. En effet, Apollon, qui lui avait accordé le don de prévoir l’avenir, avait fait en sorte que personne ne croyait à ses oracles. Priam, qui l’entendit, ne lui répondit que par les reproches les plus amers :
«Quelle audace, quelle impudence est la tienne, lui dit-il, et quel mauvais génie te porte encore aujourd’hui à nous annoncer des malheurs ? C’est en vain que tu nous révèles tes oracles. La fureur qui s’est emparée de ton esprit ne s’est donc point calmée, et ta langue ne se contiendra-t-elle jamais ? Tu t’affliges de notre bonheur, et tu nous prédis notre ruine, au moment même où Jupiter fait briller à nos yeux l’espoir de la liberté, lorsqu’il vient de dissiper les vaisseaux ennemis ! On ne voit plus les lances agitées dans la main des guerriers, les arcs restent détendus ; on n’entend plus le cliquetis des épées ni le sifflement des flèches ; des exercices plus doux, la danse et le chant, sont le signal de notre victoire. Les mères n’ont point à pleurer leurs enfants, les épouses qui armèrent elles-mêmes leurs jeunes époux avant le combat ne se reprochent point d’avoir hâté leur départ, puisque leur retour les comble de joie ; enfin Pallas, notre déesse tutélaire, reçoit l’offrande que nous lui faisons du cheval attiré dans son temple; et toi, tu ne rougis pas de venir débiter à la porte de mon palais d’indignes mensonges ! Quel fruit pouvons-nous retirer de tes prophéties ? elles sont vaines, et les murs sacrés d’Ilion en sont profanés. Abandonne-toi, si tu le veux, au désespoir, mais laisse-nous les danses, les festins et les chansons. Nous n’avons plus de sujets d’alarmes, et nous nous passerons bien de tes folles prédictions».
En achevant ces mots, il ordonna qu’on ramenât sa fille dans l’intérieur du palais : la princesse obéit avec peine aux ordres de son père. Cependant, étant rentrée dans son appartement, et s’étant jetée sur son lit, elle fondit en larmes en pensant à sa triste destinée. Elle se représentait déjà la flamme faisant des progrès rapides autour des murailles de sa patrie.
(Extraits de La Prise de Troie, de Tryphiodore)