« I-Car.e »
Une nouvelle d’Éléanor Stéphan

« Dans une ère où tout est possible et où les nouvelles technologies sont indispensables, nous avons un nouveau projet en collaboration avec Pear, l’entreprise qui a créé les téléphones que vous utilisez actuellement. Notre projet s’intitule i-Car, des voitures ailées qui permettront d’assouvir le plus grand rêve des humains. Nous allons créer ensemble le futur de l’automobile. 2035 est l’année où l’homme va voler ! »

Des applaudissements retentissent dans toute la salle. Skulemon salue son public, levant le bras bien haut, un geste qui faisait encore polémique il y a dix ans mais auquel les gens semblent à présent habitués.

« Merci, merci ! »

Depuis le premier rang, Apollonia esquisse un sourire forcé. Elle a toujours soutenu son père et ses idées plus folles les unes que les autres, mais c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il a déjà créé des objets du quotidien automatisés : des robots capables de remplacer des enseignants, les filtres virtuels à porter en société, l’appareil photo version lentille de contact superposé sur l’œil… et maintenant les voitures volantes… Un projet supplémentaire qui va lui rapporter des milliards à ajouter à sa collection déjà impressionnante. Apollonia est une ingénieure brillante mais elle est aussi la fille unique de l’homme le plus riche de la planète. Si la génétique lui a été favorable en termes de créativité et d’intelligence, Apollonia ne cherche ni la fortune ni la gloire contrairement à son père. Elle souhaiterait développer des technologies qui pourraient réellement changer le monde positivement. Elle ne manque pas d’idées mais son père les réfute en lui rappelant que l’important n’est pas de prendre soin des gens, mais de les faire rêver. Apollonia garde en tête son idée de miroir intelligent qui permettrait de prévoir l’apparition de cancers afin de lancer des traitements préventifs, ou cette application pour traduire les cris des animaux et permettre aux vétérinaires une prise en charge médicale plus efficace. Investir des milliards pour soigner plutôt que mettre des sommes astronomiques pour que les gens se baladent avec un filtre « chien kawaii » masquant leur visage et modifiant leur voix. Apollonia admire son père mais plus le temps passe et plus elle se rend compte que leur vision du monde diffère et elle constate également son infantilisation permanente. Malgré ses diplômes, elle se sent méprisée du haut de ses vingt-trois ans et de plus en plus, son père lui rappelle que son rôle premier de femme n’est pas d’essayer de se mettre à son niveau mais plutôt de contribuer à l’effort de natalité exigé par l’administration du président Trumpheus.

Skulemon tourne en rond dans son bureau. Le temps presse, et la construction des voitures volantes prend beaucoup d’énergie et de ressources. Les premiers essais ne sont pas concluants, il faut régler des soucis d’autonomie et de puissance. À chaque essai, un robot ultra perfectionné prend la place du conducteur afin de piloter la voiture. À chaque essai, ces robots explosent laissant Skulemon frustré et déterminé à réussir. Produire ces robots coûte un temps et des sommes astronomiques. Si l’argent n’est pas un problème, les mois s’égrènent et la pression fait rage au sein de l’administration Trumpheus qui a également investi des milliards dans ce projet, milliards économisés grâce aux budgets éducation et santé qui ont été drastiquement réduits. Skulemon éprouve beaucoup de tendresse pour ses robots et les voir ainsi périr essai après essai lui fend le cœur. Son cerveau ne cesse de lui souffler l’idée d’utiliser de vrais humains. Des humains qui ne servent à rien et qui, s’ils étaient voués à disparaître, ne manqueraient à personne. Des humains qui ont déjà commencé à traverser le Styx. Des prisonniers, des migrants sans-papiers et des sans-abris. La fange de la société. Enchantés de son idée mais conscients des cris d’orfraie que pousserait la population, Trumpheus et Tom Baker, le CEO de Pear décident de mettre en place cette opération dans le plus grand des secrets faisant croire à chacun de ces pauvres humains exploités que monter dans le prototype leur permettra d’obtenir grâce présidentielle, Green Card ainsi qu’une petite fortune. De la chair à canon gratuite.

Apollonia ignore tout de ce projet macabre et travaille avec ardeur sur son projet d’application permettant d’accroître la sécurité des conducteurs de la i-Car. Afin de ne pas éveiller ses soupçons et garantir coûte que coûte sa loyauté, Skulemon fait semblant de s’intéresser aux travaux de sa fille et la fait même collaborer avec Talos, réfugié irakien et ingénieur. Talos est un homme brillant et humaniste, aveuglé par la puissance du projet de Skulemon. Là où Skulemon voit pouvoir, domination et hégémonie de son pays, Talos voit liberté, futur et partage. Il est fasciné par les connaissances d’Apollonia, la seule femme visible de cette entreprise insensée. De son côté, Apollonia se sent écoutée et estimée lorsqu’elle fait part à Talos de ses projets d’innovation tournés vers le bien-être des humains. Les deux jeunes gens éprouvent une véritable connexion se confiant mutuellement leurs inquiétudes face à un monde soumis de plus en plus à des catastrophes naturelles, face à un monde dominé et endormi par la peur et l’argent des puissants. Apollonia se sent moins seule. Talos se sent davantage compris. Les soubresauts d’une idylle viennent chatouiller l’ego de Skulemon qui voit en Talos un rival qui pourrait lui voler sa fille et surtout ses idées. Baker estime même que Talos est un génie qui pourrait un jour surpasser Skulemon. Aussi talentueux que Talos puisse être, il doit disparaître.

Une nuit, pleinement absorbée par le développement de son application, Apollonia entend des cris provenant du salon. Elle s’approche à pas feutrés et voit son père s’agiter devant ses écrans, il est en pleine vidéoconférence avec Trumpheus et Baker. Apollonia dégaine son téléphone pour filmer.

« Il nous était utile, il ne fallait pas le supprimer maintenant ! vocifère Baker.

-Des imposteurs comme lui, il y en a des milliers. Faites-moi confiance ! martèle Skulemon.

-C’est vrai : il ne manquera à personne parce qu’il n’était personne ! ajoute Trumpheus.

-On approche du but, encore un essai ou deux et nous serons prêts pour le show ! Les huit moteurs et les pales rotatives internes fonctionnent impeccablement maintenant. Le monde sera à genoux, bouche bée !

-Personne ne doit savoir. Vous m’entendez ? Personne ! Même si les gens seront ravis de conduire une voiture qui vole, je ne suis pas sûr qu’ils acceptent aussi facilement que ces hommes aient été pulvérisés, dit Baker.

-Des sous-hommes, précise Trumpheus.

-Des sous-hommes qui ont contribué à un monde meilleur. On a transformé le plomb en or. On a recyclé la vermine, conclut Skulemon. »

Apollonia a l’impression que son cœur s’est arrêté de battre un instant. Des larmes inondent silencieusement ses joues rougies par le choc et la furie. Dans sa tête, tournent les mêmes mots « Talos, pulvérisé, vermine ».

Même si elle avait toujours eu conscience du côté atypique de son père, Apollonia ne pensait pas qu’il en était arrivé à un stade de mégalomanie si avancé que lui et les autres décisionnaires de la première puissance mondiale étaient capables de sacrifier des humains sur l’autel du progrès. Apollonia a honte. Honte de son père, honte d’avoir participé à cette purge malgré elle. Talos. Les larmes brûlent ses yeux. On a inventé les yeux supersoniques qui voient la nuit ou qui changent de couleur selon l’humeur… mais on n’a pas encore inventé les larmes sèches et non salées.

Apollonia reprend son ordinateur et se connecte sur le serveur de son père. Il ne le sait pas car il l’a toujours prise pour une ingénue écervelée mais Apollonia a mémorisé depuis longtemps le mot de passe alambiqué de son père. Quelques clics pour télécharger mails cryptés, vidéos et les photos « souvenir » que son père a prises durant les essais de vol… Les regards de ces hommes et de ces femmes la hanteront pour toujours.

Apollonia sait que le temps presse.

Skulemon a les mains moites. Ça n’est pas gracieux mais l’homme le plus riche de la planète a-t-il besoin de s’encombrer de complexes ? Ces derniers jours ont été si intenses. Organisation au cordeau. Dernières finitions. Changement de dernière minute en voyant Apollonia si impliquée. Il a vu dans son regard ce qu’il attendait depuis longtemps : cette envie d’aller toujours plus haut.

La foule est rassemblée. Les caméras du monde entier sont braquées sur cet évènement historique : le premier vol à décollage vertical d’une voiture. Apollonia saisit la main de son père.

« Je veux piloter » assure-t-elle d’une voix déterminée qui réjouit son père. Il est prêt à partager la gloire avec sa fille, la transmission est en route, son héritage perdurera à travers les siècles. Skulemon acquiesce et annonce que la première personne à conduire la voiture volante sera une femme. Impeccable pour clouer le bec à ces hystériques féministes qui lui reprochent sans cesse d’être une brute misogyne.

« On commence tranquillement, comme on a vu aux essais. On ne dépasse pas les 10 000 pieds surtout. On ne force pas les moteurs. »

La voiture s’envole. Père et fille accomplissent un prodige. Apollonia se sent grisée par les cris de la foule et le vrombissement des moteurs. Elle accélère encore et encore, son père jubile. Il est tellement excité qu’il ne voit même pas Apollonia sortir son smartphone et déclencher son appli. À ce moment précis, tous les téléphones de la foule rassemblée vibrent… « i-Care vient d’être installée ». Une application détenant tous les projets d’Apollonia pour la santé et l’écologie. S’affiche automatiquement la vidéo dans laquelle Trumpheus, Tom Baker et Skulemon avouent avoir tué pour construire i-Car. Des liens vers des emails apparaissent venant parachever l’accumulation de preuves de leur culpabilité et de leur idéologie fasciste.

Apollonia apparaît alors sur la vidéo. Trumpheus et Tom Baker crient à la fake news mais déjà la foule se presse pour les invectiver. La voix d’Apollonia résonne.

« L’urgence n’est pas de voler mais de prendre enfin soin des uns des autres. Le monde devient de plus en plus fou, on ne réfléchit pas, on n’apprend pas… Jusqu’où cela va-t-il aller ? Une nouvelle civilisation est possible mais il faut que l’humanité se réveille de ce cauchemar capitaliste. Oui, ils sont milliardaires mais vous, vous êtes des milliards. Et si la justice ne veut pas de la vérité, ce sera à vous de les faire capituler. L’humanité doit recycler la vermine ! »

Apollonia continue d’accélérer et de monter haut dans le ciel. Skulemon, sidéré et furieux tente de reprendre le contrôle, mais il est trop tard. Apollonia, l’étoile filante de la résistance, a dépassé le seuil critique et la voiture explose. Apollonia a défié les dieux et choisi son destin laissant à l’humanité la possibilité de s’extirper du labyrinthe de soumission dans lequel elle est enfermée depuis trop longtemps.

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Professeur référent : Marjorie Cohen
Établissement : Collège Maréchal Leclerc de Hautecloque, Beaucamps Le Vieux

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