Prix de l’Afpeah (Lycée) & Prix Coup de Coeur (Lycée) – 2024

Prix de l’Afpeah (Lycée) & Prix Coup de Coeur (Lycée) – 2024

« Lettres à un exilé »,
une nouvelle écrite par
Clara Godard

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Professeur référent : Sandra Larribe
Lycée Paul Rey – Nay

Odysseus mon amour,

Je dois t’écrire car j’espère que tous ces mots tracés à la suite les uns des autres arriveront jusqu’à toi bien que je les confie à la mer. Il y a deux choses qui sont là, inlassablement dans le quotidien de mes jours : mon métier à tisser et la mer. Je tisse dans une pièce dont les fenêtres surplombent l’immensité ionienne, elle y est tous les jours aussi fidèlement que je suis là à tisser. Je confectionne un suaire, Odysseus. J’ai pris les fils les plus fins de Grèce, ceux qui coulent entre mes doigts, ceux qui ont la douceur des cheveux d’Héra, l’élasticité d’un fil d’araignée et la résistance du cuir. Mais sais-tu seulement comment je les fais ? Non, bien sûr que non, tu es un homme, tu es un guerrier, tu es Ulysse, les suaires ne te préoccupent pas. La nuit, je coule mes doigts entre les mailles du suaire, Odysseus. Je saccage des heures de travail minutieux pour toi dont je doute du retour. Je crée des jours entiers avec ce fil, j’œuvre à ma survie. Tout le jour, les talasiourgoi filent la laine, elles la tordent ensemble de leurs vieilles mains, si tu entendais le bruit qu’elles font ! Je les observe, assise au métier. Elles cardent et c’est comme fabriquer un nuage. Avant de me la donner, elles la peignent. Une fois cela terminé, la plus vieille, tremblotante, supportée par ses deux sœurs me l’amène. Ce sont les Moires qui m’aident à ne jamais finir cet ouvrage ! Je fabrique du temps et dois sans cesse le renouveler. J’ai le cœur endurant et les doigts agiles.

 Je les entends piaffer en bas, tous ces hommes, leur cour est si pressante que je me retiens de courir loin vers la mer, vers toi. Mais je ne peux pas Odysseus, ils tueraient notre fils, ils tueraient ton père et le trône serait vide. Télémaque est là. Il va bien et ordonne… L’ autorité d’une mère ne vaut plus rien lorsque son fils, surtout lorsqu’il est un prince, la conteste. Il te ressemble dans ta prime jeunesse, la parole sournoise, le glaive sûr. Rassure-toi, il ne pose pas de questions sur son père, tu es mort à ses yeux. Au moins, lui est proche. Toi, tu es loin. Lui est jeune, que tu dois être vieux maintenant !

Je t’espère, j’hésite, finir le suaire ou le démêler à l’infini ?

Pénélope.


Odysseus,

Il faut sauver le palais, me dit Laërte. Le palais n’a pas besoin d’être sauvé, je réponds. Il me dit « Le palais a besoin d’un homme ». Ce n’est pas le palais qui a besoin d’un homme, c’est moi. Dix-neuf ans et douze jours que tu es parti, j’en tiens le compte exact. Cela te surprend-il ? Je retiens tout. Les noms des fleurs. Tes tactiques militaires. Les sourires de ton fils. Je suis intelligente. Je suis ta femme après tout. Tu n’aurais pas choisi une femme stupide, ton instinct te pousse vers les beaux esprits. Mais ce que tu ne sais pas et que moi je sais, c’est que je suis tout aussi intelligente que toi. Et même plus.

 Il serait préférable que tu sois mort. Cela m’étonne d’ailleurs que tu ne le sois pas déjà, tu es si fragile. Je le sais parce que tu ne supportes pas l’idée de l’être. Tu pleurerais sûrement en voyant Argos. Ton chien est prêt à mourir, il ne le peut pas puisqu’il t’attend.

Profite du voyage, Ulysse, profite du vin et des femmes, profite de la liberté que t’offre cette guerre loin de l’aride Ithaque. Moi je règne, cela me convient. Plus de dix ans que la guerre est finie… Que fais-tu ?

Il faut tout de même bien aimer se taper dessus pour faire la guerre sous un prétexte aussi ridicule. Crois-tu qu’Hélène ait été enlevée contre son gré ? Je la connais mieux que toi. Mieux que son mari. Crois-moi, mon aimé, vous avez pris les armes pour des amants. Cette guerre était une affaire de femmes. Femmes auxquelles vous ne comprenez décidément rien. C’est pour cela que vous prenez vos lames. Parce que vous connaissez la valeur de votre bien.  J’ai eu si peur pour toi. Je m’étais fait une promesse avant de t’épouser. Si je dois prendre le chaud, la mer, le froid, la guerre, l’effroi, je les prendrai. Je les ai pris.  Souvent je pense au jour où tu reviendras. Ce jour est factice, j’espère qu’il n’est pas vain. Je t’écris et les rapaces ont de nouveau envahi le palais. Je fouille des yeux la mer, je hurle ton nom. Je suis furieuse, je sais que tu m’aimes et quelquefois c’est réciproque.

Odysseus,

N’importe, tu reviendras. Je le sais. Je t’attends. C’est difficile pour moi tu sais. J’ai soufflé la bougie, j’ai fini de démêler les fils prêts à être renoués. J’ai stoppé toute lumière et les étoiles n’osent pas sortir. Il n’y a que le grondement sourd des vagues contre les rochers. Si tu reviens cette nuit, il n’y aura aucune lumière pour te guider. J’ai peur que le bateau ne chavire et que tu ne te noies. Ils te plaignent tes sujets ; comme cela doit être difficile et inhumain d’être arraché de ta terre et de ta famille. Tu es parti de ton plein gré, souviens-t’en.
Et moi ? C’est moins difficile ? Moins inhumain ? D’être là, seule dans ces grandes salles vides et ces arpents de terre sans jamais véritablement les gouverner ? Le maître s’est absenté, la femme dirige mais cela ne fait pas d’elle une maîtresse. Tu as trouvé une autre habitation sur les mers, je t’envie. Tu n’as pas à défendre la tienne contre l’insistance d’une foule de princes avides.  Mes espoirs se fanent à mesure que s’étend le suaire. Ton père me dit que nous rattraperons le temps une fois que tu seras rentré. S’il y a bien une notion que Laërte ne possède pas, c’est celle du temps. Le temps perdu ne se rattrapera jamais. Plutôt que de verser une larme au monde, j’aime autant continuer à tisser.

Odysseus,

Ma nuit est longue, longue, longue. Il me semble qu’elle n’aura aucune fin. Les étoiles sont mortes et pèsent sur ma poitrine. Pour toi, j’ai gardé la porte de la chambre ouverte. Entre je t’en prie, prends-en la peine, la fin de ma nuit est incertaine. C’est la laine qui m’étouffe et les trois petites vieilles chuchotent dans mes cauchemars. Je cherche ta trace dans le lit mais le vide froid me jette encore plus dans ton absence. La nuit est cruelle pour ceux qui attendent. J’espère ton souffle, j’espère tes mains, tes yeux, ta peau, tes mots. Je n’en dis pas plus ce serait irrévérencieux. Mon cœur est massacré. J’ai plus besoin de toi que tu n’as besoin de moi. Cette évidence m’accable, me rappelle que je ne peux te concevoir ailleurs qu’ici, autre part que dans mes bras, autre part qu’à Ithaque encore moins entre d’autres bras qui ne savent pas à quel rythme ton cœur bat.
Moi je sais, alors pourquoi n’es-tu pas là avec moi ? Où es-tu Odysseus ? Mes lettres, navires de papier, t’ont bien trouvé, ténébreux époux que j’aime ? A-t-il bien navigué mon amour ? C’est impossible que tu ne sois pas là, cela fait trop longtemps.  Je me souviens, nos noces avaient ce goût amer, la peine qui écharde le cœur, taillade les veines. Il fallait que tu partes. Me voilà seule avec Télémaque, garçon peu loquace et irascible. Je n’arrive plus à raisonner sous cette nuit de plomb, tout est désordre labyrinthique dans ma tête, où est la sortie Odysseus ? La chaleur colle à mes tempes des mèches de cheveux, et les formes vides du drap, sans ton souffle, tes yeux, tes mots… c’est impossible que tu ne sois pas là. Il est nuit pleine, je suis folle de t’attendre et je pleure sous les draps pour ne pas réveiller les ténèbres. Tu me manques, ton absence a une consistance affreuse. Reviens je t’en prie, il n’y a pas que la nuit que je redoute, le jour aussi, j’en ai peur.

Odysseus, il m’arrive de t’imaginer encore là-bas. A Troie. Et suivant le rythme de ta lame. Tu transperces les corps ennemis. Et le sang se répandant sur le sol de la terre infâme. Ils s’écroulent, chutent, sans même un cri. Troie, les hautes forteresses de la citadelle, indifférentes à l’immonde carnage, peu importe la vie choisie, sage ou rebelle, on finit notre existence dans une mare de sang à la nage. Bien sûr, je ne sais pas si c’était comme cela. Mais je pleure pour ceux que tu as tués. La vie est rude sous le ciel des dieux. Moi, je connais bien Troie. Je suis assiégée de toutes parts. Mais je n’ai aucun  guerrier pour me défendre, notre fils est jeune encore et ton père un vieillard.  Je fais tout ce que je peux, ce n’est jamais suffisant.

Odysseus,

Un bon marin est un marin qui sait que la mer ne lui appartient pas mais qu’elle fait partie de lui. Enfant, j’observais mon père servir ce discours aux soldats partant guerroyer sur les flots. Ton père t’a-t-il tenu les mêmes paroles avant de partir ? Il ne parle pas. Je t’ai dit dans ma lettre précédente qu’il serait préférable que tu meures. Si toi tu ne meurs pas, il faudra que ce soit moi. Après toutes ces années nous ne réussirons jamais plus à accomplir quoi que ce soit entre nous deux. J’ai trop pris goût au pouvoir. C’est une drôle de sensation que de te tenir ce discours, comme si je me noyais. Tu es un bon marin, va ! découvre ! La mer tout entière nous contiendra toujours, toi, moi, les autres jusqu’à l’horizon ultime. J’aurais pu continuer à te désirer et à t’attendre mais vois-tu je n’y arrive pas. Tout ce qui te constituait disparaît, s’évapore au-dessus des flots. J’ai l’impression que ma vie n’est pas assez grande pour contenir tout ce que j’aurais aimé qu’elle contienne. Attendre est ce mot trop simple pour décrire mon état. Assise au métier à tisser, le bruit de la navette de bois que je ramène vers moi me martèle le crâne. Les vagues ioniennes se brisent contre le rivage et me narguent, me rappellent que je suis bloquée ici face à ce suaire. J’ai si chaud ! je préférerais avoir froid. Le soleil par la fenêtre me brûle, je préférerais qu’il me noie. Je suis jalouse en vérité, préfères-tu la mer à la sécurité d’un foyer ? Mais je ne peux rien contre un rempart d’eau sinon m’y jeter dedans. Je ne le fais pas. Ils croiront que je suis folle et ce sera plus facile pour eux de récupérer la couronne. Si tu savais combien je hais cette eau, combien je hais ces vagues, ce vent qui rythment l’attente. Peut-on faire de Thalassa sa seule maîtresse ? Vous me surnommez la femme au cœur vertueux… je trompe bien mon monde. Ne faut-il pas autre chose que de la vertu pour régner ? Ne faut-il pas autre chose que de la vertu pour détruire nuit après nuit mon ouvrage ?

Hier, j’ai failli en choisir un pour roi au milieu de la masse mauvaise des prétendants. Ne sois pas offusqué, d’ailleurs ce serait ridicule de ta part, pour toi les années filent sous le ciel des dieux. Pour moi, le filet se resserre. Ainsi j’ai failli donner le trône à un inconnu.

La vieille domestique sentant mon affolement s’est penchée vers moi « Il reviendra maîtresse, d’ici là, continuez à naviguer loin des eaux troubles des hommes ». Elle est morte d’avoir trop vécu. Je n’ai pas pleuré pour elle. Je suis femme de marin et enfant de Sparte. Personne ne me verra pleurer. La tâche la plus noble que je puisse accomplir est d’appliquer son conseil. Je tisse face à la mer immense, Argos à mes pieds. Reviens ou ne reviens pas. Je resterai là, loin des eaux troubles des hommes.

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