Lire-écrire : quand l’école de la bienveillance renonce à l’exigence.

Lire-écrire : quand l’école de la bienveillance renonce à l’exigence.

Témoignage d’un parent d’élèves, professeur des écoles, devenu professeur de lettres.


(Conférence donnée lors du Colloque de l’AFPEAH du 12 octobre 2019)

Je suis professeur et mère de trois enfants (deux en lycée, une au collège). Après avoir enseigné en primaire pendant 13 ans, je suis devenue professeur de français et de latin en 2013 dans un petit collège rural. Depuis cette année, j’enseigne en lycée… Si j’ai tenu à apporter ma contribution à ce colloque c’est avant tout dans l’espoir que mon témoignage d’enseignante de primaire, collège puis lycée et de parent d’élève soit utile et contribue un tant soit peu à ce que cela ne perdure plus. « Cela », c’est ce que l’école publique est devenue : loin d’être un sanctuaire dédié à la transmission des savoirs et à la formation de jeunes esprits « élevés » par le travail et l’effort, par la fréquentation des livres, cette « école » forme désormais, pour ne pas dire formate, des « apprenants » en vue de leur faire « acquérir des compétences ».

1) Formatage

La loi d’orientation de 1989 avait déjà instauré les cycles de 3 ans et c’est suite à la loi de 2005 que les professeurs des écoles notamment furent très fortement incités à évaluer par compétences. Les conséquences de ces réformes sont désastreuses en ce qui concerne tous les apprentissages en primaire, et notamment l’apprentissage de la lecture. En effet je peux d’autant plus témoigner ici que j’y ai cru. J’ai donc vu d’un bon œil au début la programmation par cycles et cette évaluation tellement plus bienveillante que les notes. Ainsi l’enfant avait trois ans pour apprendre à lire et ne redoublait plus, on respectait mieux le rythme de chacun; nous pouvions mettre en place la « pédagogie différenciée » dont tous chantaient les louanges et les livrets de compétences permettaient de savoir précisément ce qu’on évaluait.

J’ai enseigné en CP à deux reprises dans les années 2000-2010. Or à l’Institut de Formation des Maîtres (aujourd’hui ESPÉ)  je n’avais eu que très peu ou pas de formation sur l’enseignement de la lecture : le fait est que je n’en ai aucun souvenir… Je me souviens, par contre, que nous avions passé des semaines entières à élaborer une séquence sur : « la tomate est-elle un fruit ou un légume ? ».

Il fallait créer des « situations problèmes » à la mise en œuvre fastidieuse pour que les élèves réfléchissent et proposent des solutions par groupes à l’aide de grandes affiches… J’ai compris plus tard que cette façon de procéder relevait de la fameuse pédagogie socio-constructiviste : l’élève construirait lui-même son savoir à travers des « interactions entre pairs », le maître étant un simple facilitant. Avec cette idéologie encore prégnante dans l’éducation nationale, le cours magistral n’a plus sa place : l’an dernier, en formation continue pour professeurs dispensée par le fameux PAF de notre académie (plan académique de formation) voilà que le formateur nous lance d’un air entendu : « de toutes façons, maintenant, plus personne ne fait du transmissif. » Un tel contexte de défiance vis-à-vis de la parole frontale et transmissive du professeur a évidemment des incidences sur l’enseignement de la lecture : l’apprentissage de la lecture doit se faire lui aussi presque intuitivement, il suffit de mettre les élèves immédiatement en position de lecteurs. Dès le début du CP ils lisent des textes d’albums presque mémorisés par cœur à force d’avoir été vus en classe : il s’agit par exemple de repérer d’emblée les différentes graphies du son [o] à travers une page d’album et non de mémoriser progressivement ces différentes graphies de la plus simple à la plus complexe.

À l’époque, jeune enseignante de CP inexpérimentée, j’ai donc bricolé comme j’ai pu faute de formation et j’ai appliqué la méthode alors en vogue chez nous, la méthode d’apprentissage par albums « Ribambelle ».

Selon nos formateurs, elle était tellement plus intéressante que les manuels traditionnels : finies les heures passées à égrener les B+A = ba, B+E= be… et à ânonner.

La lecture était facilitée par une mémorisation de mots-outils et les images aidaient à « deviner » le texte parce que, nous disait-on dans les animations pédagogiques obligatoires du mercredi conduites par les inspecteurs et les conseillers pédagogiques : « lire ce n’est pas seulement déchiffrer, c’est aussi comprendre ». On nous poussait aussi à élaborer nos propres fiches de sons, c’était mieux que de suivre un manuel… Je voyais bien pourtant que si mes élèves lisaient sans difficulté les albums « Ribambelle », ils continuaient à buter sur les mots inconnus… mais ils avaient encore tout le cycle pour parfaire leur apprentissage et je ne m’affolais pas.

Quelques années plus tard, j’ai à nouveau enseigné en CP. Cette fois j’avais commandé une méthode syllabique sur les conseils avisés d’une collègue moins formatée que les autres ; ladite méthode -« Lire avec Léo et Léa »- fait (enfin) partie de celles qui sont aujourd’hui recommandées par le ministère et c’est une bonne chose… C’est également une méthode couramment utilisée par les orthophonistes qui, je cite, « font faire aux enfants le travail qui aurait dû être fait à l’école » –je reprends là textuellement les propos d’une orthophoniste de mes connaissances. Mais à l’époque, en 2005, cette méthode fut jugée complètement ringarde et les textes stupides par la collègue qui prit ma classe de CP jusqu’en janvier. Quand je revins de mon congé maternité, je m’aperçus que les manuels étaient restés dans les cartons et que les élèves avaient appris à lire sur des albums…

J’ai donc continué dans les pas de ma collègue, honteuse de mon choix de manuels « ringards ». En fin d’année, les élèves ont lu un album à plusieurs devant les parents : je dois le dire, j’étais très fière de les voir réciter leur page par cœur en me berçant de l’illusion qu’ils apprenaient vraiment à lire.

À l’école de la bienveillance, on apprend et on lit sans effort !

          2) Désillusions

C’est lorsque ma cadette connut des problèmes pour apprendre à lire  que je dus m’avouer ce que je pressentais confusément : la maîtrise de la lecture doit d’abord passer par la maîtrise du décodage or les méthodes mixtes en vogue ne font pas des lecteurs, elles donnent l’illusion d’un apprentissage sans effort qui confond déchiffrage et mémorisation. Les conséquences sont terribles comme j’ai pu l’observer avec ma fille qui a passé une année de CP sans jamais avoir peiné sur sa lecture –je ne me souviens pas de l’avoir fait lire plus de 10 minutes par jour. Je faisais confiance à l’enseignante et je ne m’inquiétais pas… Mais lorsqu’elle est passée en CE2 j’ai dû me rendre à l’évidence. Il fallait tout revoir : ma fille faisait de la « lecture devinette » faute d’avoir automatisé le décodage…           
Aujourd’hui elle est en seconde et sa lecture n’est toujours pas complètement fluide. Si elle a progressé et que son niveau s’est amélioré au point qu’elle est enfin devenue une bonne élève c’est parce que je la fais lire et écrire tous les jours… mais si je m’en étais tenue à ce qu’on lui demandait en classe ma fille serait venue grossir la cohorte de tous ces « dyslexiques » qui sont pour une grande partie d’entre eux des élèves qui ont, en fait, simplement des retards de lecture… [Voir l’ouvrage de Colette Ouzilou: Dyslexie, une vraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance, 2010]

            En 2018, le ministère a publié le guide « pour enseigner la lecture et l’écriture en CP » qui explicite enfin ce que doit être un enseignement de la lecture digne de ce nom. Ce guide prônant la méthode syllabique réhabilite les exercices de copie et la nécessité d’enseigner correctement l’écriture. Or il a suscité un tollé de la part de nombreux syndicats enseignants qui, pour la plupart, continuent de défendre la méthode mixte en vigueur dans la grande majorité des écoles avec les dégâts que l’on sait. En visitant une école de ma région, il  y a deux ans, j’ai été sidérée de trouver une pancarte dans le hall d’accueil claironnant : « je photographie (phrase illustrée par un dessin d’œil)/ je lis ». Combien faudra-t-il de générations sacrifiées ? Combien d’inspecteurs continuent à préconiser des méthodes qui ont pourtant démontré leur inefficacité ?

      Au vu de l’expérience désastreuse de ma cadette j’ai fait lire ma dernière fille sur un manuel de méthode syllabique l’été de sa grande section… Bien m’en a pris : elle est revenue le premier jour de son CP toute fière de me réciter sa page de lecture… Si elle n’a pas eu les problèmes de lecture de sa sœur j’ai pu constater qu’elle lisait souvent des mots pour d’autres ou qu’elle sautait des mots… dans le même temps elle n’avait jamais d’exercice d’écriture ni de copie, ou si peu.

Alors il a fallu aussi la faire travailler à la maison : la faire lire tout d’abord, la faire écrire, réciter, recopier… Autant de pratiques scolaires qui se trouvaient réduites à leur portion congrue soi-disant pour « gagner du temps » : finies les copies de leçons, les élèves apprennent  sur des photocopies à trous ou dans des « mémos » ; ma fille n’a copié aucune leçon en CM2, il fallait se référer au « Mémo Magnard CM2 »  (qui classe « où » dans les conjonctions de coordination).

3) L’école de la bienveillance

À l’école de la bienveillance, les professeurs donnent peu ou pas d’exercices, peu de rédactions (certains élèves n’en ont fait aucune durant toute leur année de CM2), les lectures ne sont pas exigeantes (ne sont donnés que des albums, et quelques livres de littérature de jeunesse qui ne présentent pas de difficultés lexicales particulières). Ma fille a lu Le petit prince en CM2… en version abrégée ! Comment trouver le temps de lire et de faire lire alors que des projets et des sorties se multiplient, prenant à l’enseignant un temps considérable : projet chorale, projet ski, projet maison éco-citoyenne, projet école au cinéma, spectacles de qualité inégale, intervenants plus ou moins qualifiés sur la faune locale, spectacle de fin d’année, spectacle de noël, classe verte, semaine blanche, journée sécurité routière… Autant de moments d’ « animations » qui ne privilégient pas non plus la lecture pour elle-même.

J’enseignais moi aussi de moins en moins dans cette « école de la bienveillance ». Le rôle du maître, nous disait-on en animation pédagogique, c’est d’amener les élèves à construire eux-mêmes leur savoir : nous étions de  simples facilitants. Haro sur la pédagogie frontale et le « transmissif » ! Vive le travail de groupes et  les « plans de travail » qui permettent de rendre l’élève autonome ! De l’innovation parce que tout ce qui est innovant est bon.

C’est ainsi qu’on nous poussa insidieusement à remplacer l’enseignement par de l’animation : il fallait faire du ludique et des projets pour intéresser les élèves qu’il n’était plus question de noter. Or ces projets s’avéraient très chronophages tout comme le mode d’évaluation par compétences : 300 cases à cocher par élève en maternelle ! Quel casse-tête ! Quand peut-on dire qu’une compétence est « acquise » ? Que faire quand on constate qu’un élève ne sait pas faire un jour ce qu’il savait faire le mois d’avant ? De toutes façons les parents ne lisaient souvent que l’appréciation finale.

Mon temps de préparation de classe se trouvait aussi grignoté par les multiples réunions imposées : conseil de maîtres, de cycles, d’école, réunion avec le rased pour les élèves particulièrement en difficulté… Il fallait travailler en équipe, enseigner l’anglais, l’histoire des arts, faire de l’informatique… Et les fondamentaux et la lecture ? Je voyais bien que le niveau de mes élèves baissait inéluctablement. Je me sentais de plus en plus débordée et de plus en plus impuissante ; plus je voulais bien faire et répondre aux injonctions (souvent contradictoires) de l’institution, plus je m’épuisais et doutais de moi –et moins mes élèves lisaient ou travaillaient.

 Mon malaise grandit jusqu’à me faire remettre en question ma vocation pour un métier que je comptais exercer jusqu’à ma retraite… La mise en place de la réforme des rythmes fut la goutte d’eau qui me fit changer de métier. Je me décidai alors à demander mon détachement comme professeur de français dans le collège voisin.

4) Résistance

 Enseignant désormais dans le secondaire j’ai pu prendre la mesure du désastre et je tiens à le dire haut et fort : l’école actuelle fabrique des illettrés. Mes élèves de sixième –même les « bons », et mon collège rural n’était pas classé en REP- étaient incapables de lire un petit texte, ni même une phrase

  • sans buter sur les mots,
  • lire des mots pour d’autres,
  • inventer les fins de mots,
  • répéter le même mot plusieurs fois avant de poursuivre la lecture,
  • sauter des mots
  • inverser l’ordre des syllabes, des mots…    

Parallèlement j’ai constaté qu’ils ne savaient plus écrire correctement –la taille des lettres n’est plus respectée et faute de connaître le sens des lettres ils ne parviennent plus à les lier correctement entre elles.

À ces problèmes de graphie et de lecture se combinent naturellement des difficultés à recopier ce qui est inscrit au tableau, à respecter des consignes écrites, faute d’une lecture attentive. Quant à l’apprentissage des leçons et des poésies il est beaucoup plus laborieux puisque la lecture et l’écriture posent problème. George Steiner dans un livre au titre éloquent coécrit avec Cécile Ladjali [Eloge de la transmission, 2003]– a d’ailleurs cette formule explicite à propos de notre système scolaire : c’est de « l’amnésie planifiée ». Nos élèves connaissent peu de poésies, ils ont mémorisé peu de citations… Or cet apprentissage par cœur permet la structuration de la langue : mémorisation de structures de phrases, enrichissement de vocabulaire… De plus, ces grands textes constituent autant de viatiques qui aident à vivre et à penser. Mes élèves apprennent donc des poésies et des citations qu’ils récitent devant la classe : les citations récitées par cœur sont un excellent moyen d’entrer dans une œuvre, de s’approprier une pensée, un regard, une écriture.

L’éducation nationale insiste beaucoup sur la nécessité d’amener les élèves à « penser par eux-mêmes » ; on doit organiser des « débats » en classe, défendre un point de vue, préparer les élèves à un « grand oral »… Mais pour penser par soi-même il faut d’abord assimiler la pensée des grands auteurs, il faut acquérir une culture patrimoniale… Comment pourrait-on penser à partir de rien ? À ce titre aussi, l’apprentissage par cœur est fondamental…

J’ai enseigné pendant 6 ans en collège ; en 6 ans j’ai vu les AESH et les AVS de plus en plus nombreux aux côtés de ces enfants illettrés qui ont à peine parfois un niveau de CE2. Face à ces élèves en difficulté, l’administration nous demande désormais de remplir des formulaires de PPRE (programme personnalisé de réussite éducative), de PAP (projet d’accueil personnalisé), de PAI (projet d’accueil individualisé). Or ces dispositifs chronophages ne fonctionnent pas ou fonctionnent mal, nous renvoyant encore une fois à un sentiment d’échec  et de solitude face à une administration toujours plus bureaucratique.

Au bout de vingt ans d’enseignement, j’ai pris suffisamment de recul pour enseigner comme je l’entends : je fais du « frontal », du « transmissif », je m’attache à transmettre des connaissances dans la mesure du possible et je ne perds plus mon temps et mon énergie à tester les dernières marottes pseudo-pédagogiques en vogue –îlots bonifiés et autres pédagogies inversées. Pour ne parler que de la lecture : j’essaie de faire lire les élèves à haute voix, ils en ont vraiment besoin… Avec mes collégiens je prenais une heure dans la semaine pour leur lire moi-même des extraits de classiques ou les laisser lire en silence en veillant à ce qu’ils restent bien concentrés sur leur livre. Dans ce cas, ils finissaient l’heure contents et même fiers d’avoir lu. Au lycée, mes cours commencent souvent par un quart d’heure de lecture silencieuse : les élèves lisent l’oeuvre étudiée en cours ou un classique de leur choix. Je continue à lire moi-même des classiques en classe (en ce moment, Le Rouge et le Noir de Stendhal) aux lycéens qui se montrent très réceptifs et sensibles à la beauté du texte.

On me dira qu’ils ne comprennent pas les extraits des classiques lus en classe! Mais pourquoi faut-il absolument toujours « comprendre » ce qu’on lit? Je ne comprends pas cette obsession actuelle de la « compréhension ». Combien de leçons ai-je apprises AVANT de les comprendre ? Combien de livres ai-je lus sans vraiment les comprendre ? Je me souviens notamment d’avoir lu les deux tomes de Guerre et paix à dix ans. Eh bien j’ai beau n’avoir eu qu’une compréhension approximative du texte, je garde un souvenir ému des personnages de Natacha et Boris sur lesquels j’avais concentré ma lecture.    

C’est en se fondant sur un tel argument qu’on n’offre plus à lire aux élèves des classiques et qu’on leur préfère des abrégés ou pire, des résumés de classiques (réécritures schématiques, pauvres en vocabulaire). Ces éditions mutilent les textes sous prétexte de mettre les classiques à leur portée –comme si c’était un traumatisme de lire un livre un peu long. Il faut cependant reconnaître qu’il est parfois utile d’avoir recours à certains de ces abrégés (je dis bien abrégés) pour que les élèves aient une vision d’ensemble de l’œuvre (c’est le cas pour Les Misérables par exemple); mais il convient ensuite de leur faire étudier des extraits du texte lui-même, des chapitres entiers sans mutilation et de faire ainsi accéder les élèves au bonheur du texte, à sa richesse et sa subtilité.

Chaque semaine des heures sont dévolues aux études de texte ce qui me permet de mener avec eux un travail d’analyse approfondi.

Comme ils ont fait trop peu de copie, leur journal de lecture est aussi en partie un journal de copie. Ils gardent ainsi une trace de leurs lectures et parfois doivent lire ou réciter ce qu’ils ont copié de leur classique. Ce n’est pas inutile : ceux qui ont le plus de mal à lire sont souvent des élèves qui ont aussi du mal à copier. Il m’arrive aussi de leur raconter des mythes ou des contes en classe, sans support ; ces heures-là marquent souvent les élèves et je suis surprise de la qualité de leur attention. Ils ont vraiment besoin d’écouter des histoires ! Pourquoi le fait-on si peu ? Quel meilleur sésame pour encourager les élèves à lire et à écrire ?

Le problème vient d’abord du primaire : tous les élèves sortant de CM2 devraient savoir lire et écrire couramment. Or ce n’est absolument pas le cas. Cette pseudo-école qui proclame la réussite de tous les élèves est en fait extrêmement élitiste puisque les enfants qui n’ont pas des familles disponibles pour les aider et les faire travailler (voire leur apprendre à lire et à écrire) n’ont désormais presque plus de chance de s’en sortir.

La réforme du collège de 2016 n’a fait que prolonger le gâchis du primaire en prônant interdisciplinarité, cycles, compétences, baisse des heures de cours… Mes lycéens de seconde ont subi cette réforme du collège qui a encore supprimé des heures de français. La plupart ne savent toujours pas lire ni écrire correctement, certains ont un niveau de CE2.  La réforme du lycée réintroduit l’étude de la langue, l’exercice de la contraction de texte, de l’essai, la dissertation sur œuvre… dans le même volume horaire insuffisant au lieu de nous donner les moyens de pallier les difficultés de nos élèves par un volume horaire accru et des classes allégées par exemple…   ! Comment tout mener de front ?

Dans le même temps nous sommes encouragés dans les « formations » de professeurs du secondaire comme dans celles du primaire à faire toujours plus de « ludique » ; ainsi le mot « activités » remplace celui de « travail ». Lors d’une formation sur l’éloquence au lycée l’an dernier les formateurs préconisaient de mettre en place des « jeux » relevant davantage du centre aéré : les « chaises musicales du schéma narratif », « battles de rimes » et j’en passe… La fameuse « tirade du nez » de Cyrano devenait un exercice de lecture déambulatoire, chaque élève lisant un seul vers de la tirade ; à aucun moment il n’était question de la mémoriser ! On nous conseillait d’avoir un sifflet en classe comme les profs de sport… Où est passé le cœur de notre métier, la transmission des savoirs ?

Il s’agit donc avant tout de retrouver ce qui fait le cœur de notre métier et son humanité : la transmission. Enseigner est un art : on enseigne d’abord ce que l’on est. Jamais l’enseignement ne pourra se réduire à une science ou à des recettes pseudo-pédagogiques. Voilà la raison d’être des professeurs : pour faire accéder les élèves au plaisir de lire et d’écrire et leur donner le goût de l’effort, il faut avant tout transmettre ce que nos lectures nous ont transmis, en toute humanité. Aucune injonction administrative ou hiérarchique ne doit nous détourner de cet amour de la transmission. C’est de plus en plus difficile et j’ai de plus en plus le sentiment de faire de la résistance en continuant à enseigner. L’an dernier mon inspecteur m’a ouvertement reproché d’avoir une pédagogie trop transmissive, un enseignement trop frontal, de faire étudier trop de textes fondateurs ; il me fallait « renouveler mes pratiques », faire du travail de groupe, donner des fiches à trous parce qu’ils « écrivaient trop » (sic), faire étudier des textes plus abordables… à aucun moment il ne s’est préoccupé de savoir ce que les élèves avaient appris !

J’ai cependant retrouvé le plaisir d’enseigner et si je refuse de me laisser aller au défaitisme et à la résignation, c’est d’abord grâce à mes élèves  qui eux savent bien ce qu’ils attendent de l’école. Quand en début d’année, j’ai prévenu mes élèves en ces termes : « je suis là pour vous faire travailler, pour vous instruire et je ferai tout mon possible pour cela, même si vous ne m’aimez pas », ils m’ont répondu « Mais on vous aime, madame ! ».

Pour terminer je tiens à rendre hommage à tous ceux qui se battent contre les réformes scolaires, à tous ces professeurs qui continuent dans l’ombre à faire leur métier envers et contre tout, à tous ces parents qui soutiennent les professeurs en résistance. Et à tous  ces élèves qui ont « tourné une page »  en découvrant le plaisir de lire ! 

Nathalie Cullell, professeur agrégé de lettres modernes, membre de l’Afpeah

3 réflexions sur « Lire-écrire : quand l’école de la bienveillance renonce à l’exigence. »

  1. Je partage totalement votre vision des choses. Malheureusement, j’ai trop souvent le sentiment d’être en marge. Espérons que notre Ecole ne touche pas le fond avant de réagir. Merci pour votre témoignage malheureusement si juste et proche de mon quotidien.

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