Prix Coup de cœur 2025 (Niveau Lycée)

Prix Coup de cœur 2025 (Niveau Lycée)

« Tragédie »
Une nouvelle de Basile Saillard

Acte I 

29 novembre 1962 

Poignées de mains cordiales. Paraphes en bas de page. Champagne ! Tous l’ignorent encore, mais dans quelques années, cent-treize personnes, emportées dans le ciel par cette soif inextinguible de toujours défier les dieux, en perdront la vie. Démesure, orgueil, arrogance… Hybris… Mais aujourd’hui, ce destin funeste est impensable. Aujourd’hui, les esprits sont à la fête : on ambitionne, on innove, on révolutionne ! Bientôt, on ira décrocher la lune, mais en attendant, de nos vieux continents, raccourcissons les longitudes, rapetissons les latitudes. Citius, altius, fortius

Acte II 

16 avril 1966 

Chaleur étouffante, bruit incessant, acier en fusion, soudures coruscantes. Dédales du XXe siècle, les mains habiles des ouvriers s’agitent. Fer, Titane, ailes delta, aluminium, moteurs turbofan à postcombustion. Le génie créatif d’Héphaïstos est démodé, dépassé… et l’Etna se tient coi. Ici, on soude, on visse, on imite, on dépasse Mère Nature. Dans les recoins sombres de l’usine, telle l’œuvre de Dédale dans les détours du Labyrinthe, naît un oiseau, un oiseau de feu, un oiseau plus rapide que tous ceux que le Ciel n’ait jamais porté. Un oiseau qui atteindra bientôt… Mach 2. Mais silence ! N’attisons pas le courroux céleste. Patience… 

Acte III 

11 décembre 1967 – 28 janvier 1968 

Fiat lux ! Les grandes portes de l’usine s’ouvrent enfin ; les rayons curieux d’Hélios se répandent en cascade sur le sol. Après de longs mois de labeur, ouvriers et actionnaires reprennent peu à peu leur souffle. Pour un temps, les fronts cessent de transpirer. On s’acclame, on se félicite, on s’émerveille devant le monstre de métal. Le rêve est devenu réalité : soixante mètres du bec à la queue, vingt-cinq mètres d’envergure. Le pelagornis sandersi, disparu de la surface de la terre depuis des millions d’années, aurait beaucoup à lui envier. Cependant, avant de lancer la machine infernale dans le ciel, on la fait d’abord rouler, de plus en plus en vite sur le sol… On calcule, on estime, on anticipe… Le mythe d’Icare, bien ancré dans la mémoire collective, incite à la prudence. Errare humanum est, persevevare diabolicum ! Pelote de laine au milieu du labyrinthe, la ruse prométhéenne de l’être humain lui évite parfois bien des écueils… Mais… patience… 

Acte IV 

15 h 38, 2 Mars 1969

Nous y sommes. Le décollage, prévu quelques jours plus tôt, empêché par la météo, est enfin confirmé. Avertissement des dieux ? Indifférence et entêtement des hommes. Projet maintenu. Les yeux du monde entier sont braqués sur Toulouse : des dizaines de journalistes venus des quatre coins du monde, des centaines de badauds qui ont envahi les zones alentour, des milliers d’yeux braqués sur leurs postes de télévision. Dans le cockpit, la pression monte. Le poids de tous ces regards, l’immense fierté d’être aux commandes. Frissons, angoisse, mâchoires serrées. Le compte à rebours est lancé. On prend une grande inspiration. On gagne le tarmac, on accélère, un rebond, un second, on gagne en vitesse, la piste arrive bientôt à son terme… mais enfin, le monstre métallique à la puissance inouïe quitte le sol ! La foule enthousiaste trépigne et applaudit. Le monde entier s’extasie. Les entrepreneurs soulagés se frottent les mains. En ce 2 mars, une nouvelle révolution technique vient de se produire. Une créature d’acier, capable de voler à plus de deux fois la vitesse du son, capable de relier Paris à New York en moins de trois heures trente, vient de s’envoler. Dédale, Icare, l’Olympe tout entier n’ont qu’à bien se tenir. 

Acte V 

25 juillet 2000, Paris-Charles-De-Gaulle. 

C’est un jour comme un autre. Un ciel céruléen embrasse la Terre. Aucun nuage à l’horizon. Temps idéal pour observer les oiseaux, qu’ils soient de plumes ou de métal. Augures, auspices et haruspices auraient sans doute eu leur mot à dire, mais les voyageurs, eux, n’observent que les écrans. On se renseigne. Guichets, cartes d’embarquements, bagages. Le vol pour New York est annoncé. Hommes pressés, businessmen, on se lève, on s’avance. Chignons serrés, uniformes impeccables, les hôtesses de l’air accueillent leurs passagers. Professionnalisme, efficacité, expérience. Consignes de sécurité. La routine. Tout promet un voyage agréable. L’avion supersonic gagne tranquillement la piste. On met les gaz. 

Lamelle de métal. 

Une minute, vingt-huit secondes. 

Explosion. 

Rêve et hôtel brisés. 

Cent-treize morts. 

Fin du Concorde


Professeur référent : Laetitia Cogniez 
Établissement : Cité Scolaire du Pré Saint-Sauveur Saint-Claude

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