Les contes de fées n’existent pas – « La Parure », une nouvelle de Maupassant

Les contes de fées n’existent pas – « La Parure », une nouvelle de Maupassant

« Accourez, accourez, sombres désespérés,
J’ai mis exprès pour vous l’eau de la Seine en bouteille,
Vous pourrez vous noyer à des prix modérés »
Le Cabaret de Ramponneau, opérette en un acte, paroles de Paul Jones

Faisant partie des textes les plus célèbres de Maupassant, « La Parure » a été publiée pour la première fois dans « Le Gaulois », le 17 février 1884. Elle met en scène une jeune femme naïve et avide de reconnaissance, qui, à la suite d’une terrible méprise, sera contrainte d’accepter un destin tragique.

Comme la critique l’a maintes fois souligné, Maupassant  offre dans ce récit une déclinaison réaliste et grinçante du conte de « Cendrillon ». Si l’héroïne du conte de fées se contente du sort qui est le sien, celle de Maupassant ne supporte pas la place dans laquelle  la société et la naissance l’ont cantonnée. La narration adopte le point de vue du personnage, qui se définit par tout ce qui lui fait défaut : « Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué […] Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. »

Elle ne pourra cependant aspirer à la destinée éclatante des souillons maltraitées et des malheureuses beautés reléguées que la logique narrative du conte de fées transforme en princesses. L’incipit insiste sur le fait que le personnage n’a aucun avenir : la jeune femme se laisse marier à un petit commis du ministère de l’Instruction publique. Elle est passive et contrainte, sa destinée la conduit à une impasse qui exclut toute idée de reconnaissance ou de promotion sociale.

Jusqu’à ce stade du récit, les personnages sont présentés en fonction de normes et de repères sociaux : ni l’un, ni l’autre ne possède encore de nom. Le marqueur social (le métier) prime sur la désignation des personnages, le lecteur ne connaîtra jamais le prénom du « commis économe »; quant au prénom de « Mathilde », il ne sera utilisé qu’à quatre reprises, dont trois fois au terme de la nouvelle lorsque la destinée tragique de la protagoniste est définitivement scellée. Mathilde Loisel, dans ce récit, est surtout fille et femme d’employés, une situation qui ne lui convient guère tant elle est fascinée par les objets et les ambiances raffinés dont le charme trompeur nourrit son imaginaire. Son mal être trouve donc son origine dans le sentiment d’un déclassement, ainsi que le suggèrent les deux anaphores qui structurent le début du texte : «Elle souffrait » et « Elle songeait ».


« Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.

Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d’un air enchanté : « Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela… » elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gélinotte. »


Pour oublier une destinée qui lui est insupportable, elle imagine que sa vie pourrait être tout autre : l’anaphore « Elle songeait » remplace la précédente. Le songe se substitue à une réalité amère; mais plutôt que de rendre celle-ci plus supportable, le recours à l’imaginaire accentue le malaise du personnage féminin. Ses rêveries sont en effet ancrées dans la matière, elles mettent l’accent sur des frustrations d’ordre esthétique et matériel ainsi que sur un désir de séduction non assouvi. 

L’événement qui enclenche le récit est l’arrivée du mari exhibant triomphalement l’invitation du ministre de l’Instruction publique et de sa femme, M. et Mme Ramponneau, dont le patronyme rappelle un célèbre cabaretier parisien du XVIIIe siècle, encore présent dans les mémoires au moment où Maupassant écrit son texte1. Discréditant le personnage du ministre, l’allusion ironique a certainement fait sourire les contemporains de Maupassant.
Quoi qu’il en soit, c’est par le biais du très solennel carton d’invitation que l’on apprend le nom de famille des protagonistes : Monsieur et Madame Loisel. Le temps d’une soirée, le carcan du déterminisme social qui enferme le couple dans un rôle unique pourra être mis entre parenthèses : le commis et son épouse malheureuse auront l’opportunité de s’étourdir en changeant (temporairement) de lieu et de statut.

Faisant figure de miroir aux alouettes, cette soirée mondaine a, en effet, tout pour séduire la mélancolique épouse de M. Loisel. Mais, loin de se réjouir, la protagoniste se désespère, elle, dont le patronyme évoque l’oiselle, la femelle de l’oiseau, voire l’oie blanche un peu naïve qui se leurre sur l’existence. L’idée qu’elle se fait du grand monde ne peut s’accorder avec la représentation qu’elle a d’elle-même. Le commis essaie alors de trouver des solutions pour que sa femme puisse accepter l’invitation, le changement d’espace nécessitant en effet un changement de costume et donc un changement de rôle.
Elle pourra acheter une nouvelle robe, mais elle n’a pas les moyens de porter des bijoux susceptibles de convenir à une telle soirée. Vient alors l’épisode de l’emprunt contracté auprès de son amie, Madame Forestier.

Intéressant patronyme là encore. Il faut se souvenir d’une des rêveries initiales de Mathilde : « elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ». Mathilde, l’oiseau encagé qui passe du couvent à l’appartement modeste de son commis de mari, s’adresse à Madame Forestier sans prendre garde que la forêt est peut-être illusoire et que la rivière qui l’éblouit dans le miroir est peut-être factice.

Maupassant n’écrit pas un conte de fées : Mathilde, moderne Cendrillon, n’échappera pas à son commis pour épouser un prince, elle ne nouera même pas une liaison avec un attaché du cabinet ou le ministre Ramponneau, versions dégradées du prince de Perrault. Comme Cendrillon, pourtant, elle est au centre des regards lors de la fête. Comme Cendrillon elle perd une partie de sa parure. S’il n’est pas de citrouille, ni de carrosse dans ce récit, en fin de soirée, il n’est plus de fiacre. Seul demeure un vieux coupé noctambule qui reconduit le couple vers son domicile dans une rue au nom programmatique : la rue des Martyrs. Avec la perte de la rivière de (faux) diamants l’existence de Mathilde bascule : elle ne peut que renoncer définitivement à ses rêves somptuaires et raffinés et à l’idée qu’elle se faisait des « galanteries chuchotées ». Tirée de ses chimères, l’oiselle doit désormais accepter le réel tel qu’il est.

Mathilde et son époux remplacent en effet la (fausse) rivière de diamants (par une vraie) et consacrent dix années de leur vie à rembourser les dettes contractées. Les Loisel devront changer de costume, d’adresse, de langage et d’être mais jamais ils ne « tirer(ont d’) alouettes » ni ne mangeront « d’ailes de gélinottes »… :

« On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent. »

Le texte se construit sur des énumérations d’objets et de tâches ingrates aux antipodes des énumérations qui composaient la chair des rêveries voluptueuses évoquées dans la première partie du récit. La nouvelle réaliste aggrave la situation liminaire à l’inverse du conte qui autorise toutes les transfigurations. Celle qui pensait ne rien avoir a moins encore au terme de la nouvelle; elle ne rappelle plus la Cendrillon de la fin du conte de Perrault, mais celle du début du récit, la trajectoire narrative de la nouvelle inversant la logique du conte.

« [C]’était [Cendrillon] qui nettoyait la vaisselle et les montées, qui frottait la chambre de Madame et celles de Mesdemoiselles ses filles ; elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une méchante paillasse » (« Cendrillon ou la petite pantoufle de verre », Perrault)

Pourtant, contre toute attente, Mathilde se révèle à elle-même et se convertit en une héroïne âpre et déterminée. Le personnage accepte sa déchéance et le principe de réalité. Elle s’adapte avec vigueur à la misère : « Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. […] Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés. » Son héroïsme est très clairement subordonné à des enjeux matériels : ici, la dette à rembourser qui entraîne sa déchéance et affecte tout son personnage. Sa dégradation est évoquée par le biais d’un portrait sans concession

« Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers »

qui contraste avec celui de son inaltérable amie, la femme aux pierreries que son statut social préserve des effets de la pauvreté. Si Mathilde appartient à son temps, celui des aléas de la vie, Mme Forestier « toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante » fait à l’inverse figure de créature idéale, figée dans l’atemporalité d’un conte de fées.

Tatiana Dumas

  1. Voir Le Cabaret de Ramponneau (1867), opérette en un acte, de Paul Jones et Charles Lecocq, La Servante de Ramponneau (1886), opéra-comique d’Achille Rodembourg et Marius Garman, Chez Ramponneau (1893), opérette en un acte de Georges Delasalle et Emile Fontenelle. ↩︎

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Elle est lue par Isabelle Gilard.

« La Parure »

C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l’Instruction publique.

Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse d’esprit sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.

Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d’un air enchanté : « Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela… » elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gélinotte.

Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu’elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.

Or, un soir, son mari rentra, l’air glorieux, et tenant à la main une large enveloppe.

-Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte imprimée qui portait ces mots :

-Le ministre de l’Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l’honneur de venir passer la soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier.

Au lieu d’être ravie, comme l’espérait son mari, elle jeta avec dépit l’invitation sur la table, murmurant :

-Que veux-tu que je fasse de cela ?

-Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela, une belle ! J’ai eu une peine infinie à l’obtenir. Tout le monde en veut ; c’est très recherché et on n’en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.

Elle le regardait d’un œil irrité, et elle déclara avec impatience :

– Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là ?

Il n’y avait pas songé ; il balbutia :

-Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi…

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :

-Qu’as-tu ? qu’as-tu ?

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joues humides :

-Rien. Seulement je n’ai pas de toilette et par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.

Il était désolé. Il reprit :

-Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d’autres occasions, quelque chose de très simple ?

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demander sans s’attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.

Enfin, elle répondit en hésitant :

-Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu’avec quatre cents francs je pourrais arriver.

Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties de chasse, l’été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant :

-Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d’avoir une belle robe.

Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

-Qu’as-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours.

Et elle répondit :

-Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée.

Il reprit :

-Tu mettras des fleurs naturelles. C’est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques.

Elle n’était point convaincue.

-Non… il n’y a rien de plus humiliant que d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches.

Mais son mari s’écria :

-Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela.

Elle poussa un cri de joie :

-C’est vrai. Je n’y avais point pensé.

Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse. Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dit à Mme Loisel :

-Choisis, ma chère.

Elle vit d’abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d’un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :

-Tu n’as plus rien d’autre ?

-Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même.

Puis, elle demanda, hésitante, pleine d’angoisse :

-Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?

-Mais oui, certainement.

Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec emportement, puis s’enfuit avec son trésor.

Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s’amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de riches fourrures.

Loisel la retenait :

-Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.

Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement l’escalier. Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !

Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :

-Qu’est-ce que tu as ?

Elle se tourna vers lui, affolée :

-J’ai… j’ai… je n’ai plus la rivière de Mme Forestier.

Il se dressa, éperdu :

-Quoi !… comment !… Ce n’est pas possible !

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point.

Il demandait :

-Tu es sûre que tu l’avais encore en quittant le bal ?

-Oui, je l’ai touchée dans le vestibule du ministère.

-Mais, si tu l’avais perdue dans la rue, nous l’aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre.

-Oui. C’est probable. As-tu pris le numéro ?

-Non. Et toi, tu ne l’as pas regardé ?

-Non.

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

-Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n’avait rien trouvé.

Il se rendit à la Préfecture de police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d’espoir le poussait.

Elle attendit tout le jour, dans le même état d’effarement devant cet affreux désastre.

Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie ; il n’avait rien découvert.

-Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.

Elle écrivit sous sa dictée.

Au bout d’une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :

-Il faut aviser à remplacer ce bijou.

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l’avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres :

-Ce n’est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin.

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d’angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu’ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu’on le reprendrait, pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s’il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs.

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d’un air froissé :

-Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car, je pouvais en avoir besoin.

Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s’était aperçue de la substitution, qu’aurait-elle pensé ? qu’aurait-elle dit ? Ne l’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d’autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s’asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d’autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n’avait point perdu cette parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver !

Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C’était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu’elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s’approcha.

-Bonjour, Jeanne.

L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnant d’être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia :

-Mais… madame !… Je ne sais… Vous devez vous tromper.

-Non. Je suis Mathilde Loisel.

Son amie poussa un cri :

-Oh !… ma pauvre Mathilde, comme tu es changée !…

-Oui, j’ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t’ai vue ; et bien des misères… et cela à cause de toi !…

-De moi… Comment ça ?

-Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

-Oui. Eh bien ?

-Eh bien, je l’ai perdue.

-Comment ! puisque tu me l’as rapportée.

-Je t’en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n’était pas aisé pour nous, qui n’avions rien… Enfin c’est fini, et je suis rudement contente.

Mme Forestier s’était arrêtée.

-Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ?

-Oui. Tu ne t’en étais pas aperçue, hein ? Elles étaient bien pareilles.

Et elle souriait d’une joie orgueilleuse et naïve.

Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains.

-Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !…

Guy de Maupassant

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