
Le Dragon, Ray Bradbury
Nous vous recommandons cette nouvelle de Ray Bradbury, lue par Lucie Solier et Nathalie Cullell. Vous pourrez l’écouter sur la chaîne YouTube de l’association. Le texte ainsi que l’original anglais figurent plus bas.
Cette nouvelle fantastique a été publiée pour la première fois dans le magazine « Esquire », en 1955.
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Éléments d’analyse
a) Le Monde du dragon, The land of the fire dragon
Dans cette nouvelle, Ray Bradbury crée une atmosphère particulière. Il porte à leur paroxysme certains des traits du roman de chevalerie, tels que la solitude des héros ou l’absolu de la quête qui peut dépasser ceux qui la mènent.
Conforme aux représentations véhiculées par l’imaginaire collectif, le dragon de Matheson corrompt la nature des choses et sème le chaos là où il passe : « les moutons s’enfuient et périssent piétinés », les femmes enfantent des monstres. Les architectures qui garantissaient la paix et le repli salutaire, tels que les donjons, s’écroulent.
Au nom d’une légende terrifiante qui menace l’ordre de leur monde, deux chevaliers pénètrent donc dans le pays du dragon. Ce faisant, ils découvrent une zone qui semble régie par d’autres normes, un monde dont les repères spatio-temporels sont abolis : « Sur cette terre ingrate, le Temps n’existe pas. Nous sommes déjà dans l’Éternité », dit l’un des chevaliers.
L’étrangeté de leur quête apparaît de plus en plus manifeste, ne serait-ce que parce qu’elle devient consubstantielle. La matière noire de la lande finit en effet par faire corps avec les chevaliers : « L’obscurité, lourde de menaces, s’insinuait dans leurs veines ». Dans « the land of the fire dragon », véritable « creuset » (le mot est utilisé dans la traduction uniquement), la proximité qui s’établit entre les deux hommes et le feu rend compte là encore de la porosité des êtres et des matières : « Les flammes dansaient sur leurs visages farouches, faisant jaillir au fond de leurs prunelles sombres des éclairs orangés ». Les chevaliers brûlent de la même énergie que le dragon. Ils font partie de cette lande qu’ils trouvent si étrange.
Le vent arase les êtres et les formes, créant une sorte de limon susceptible d’engendrer des mondes ou de les pétrifier (« made the blood roil and thicken to a muddy deposit in the brain ») / le vent « fondait dans son creuset les paysages, il étirait les os comme de la cire molle, il figeait les sangs dans les cervelles ». L’obscurité et le vent d’ailleurs jouent un rôle cosmogonique, le noir engendre de plus en plus d’obscurité tandis que des soleils obscurs se multiplient. Les formes fondent dans l’attente d’une nouvelle incarnation.
L’on pressent que quelque chose va naître de cet univers brut sans végétation et sans forme, de cette lande qui gomme les barrières et les délimitations, et ce, même si les repères et les normes des hommes ont disparu, même si Dieu demeure silencieux, malgré les invocations récurrentes des chevaliers.
b) Le Dragon
Au terme de la nouvelle, l’affrontement a enfin lieu, laminant les deux sentinelles d’un autre temps. En fait, nous connaissions le monstre depuis le début, nous aurions dû mieux lire la description et comprendre qu’il s’agissait là d’un train et donc d’une incarnation de la modernité. « On dit que ses yeux sont deux braises ardentes, son souffle, une fumée blanche et que, tel un trait de feu, il fonce à travers la campagne, dans un fracas de tonnerre, un ouragan d’étincelles, enflammant l’herbe des champs. » Tout est une question de point de vue. Cédant sans retenue à l’illusion romanesque, nous avions épousé le point de vue des chevaliers, leur monde et leurs représentations mentales.
Le dragon est donc un train. L’étrangeté de son irruption dans la lande nous saisit comme sont saisis les conducteurs de la machine confrontés à l’improbable surgissement de chevaliers dressés dans le brouillard, vestiges d’un autre temps.
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Très beau texte poétique et récit fantastique qui joue sur le télescopage de temporalités incompatibles, la nouvelle de Matheson peut également se lire de manière symbolique : il semblerait que rien, ni personne ne soit en mesure d’enrayer la marche implacable du progrès. Deux époques se rencontrent, l’une est révolue, l’autre, incarnée par le train, est, à peine apparue déjà en route vers un futur et un ailleurs. Dans cette lande noire, les chevaliers gantés de fer, dépositaires d’un autre temps, ne résistent pas longtemps à l’Iron Horse pressé et brutal qui dévaste tout sur son passage…
Tatiana Dumas
LE DRAGON
Le vent de la nuit faisait frémir l’herbe rase de la lande ; rien d’autre ne bougeait. Depuis des siècles, aucun oiseau n’avait rayé de son vol la voûte immense et sombre du ciel. Il y avait une éternité que quelques rares pierres n’avaient, en s’effritant et en tombant en poussière, créé un semblant de vie. La nuit régnait en maîtresse sur les pensées des deux hommes accroupis auprès de leur feu solitaire. L’obscurité, lourde de menaces, s’insinuait dans leurs veines et accélérait leur pouls.
Les flammes dansaient sur leurs visages farouches, faisant jaillir au fond de leurs prunelles sombres des éclairs orangés. Immobiles, effrayés, ils écoutaient leur respiration contenue, mutuellement fascinés par le battement nerveux de leurs paupières.
À la fin, l’un d’eux attisa le feu avec son épée.
– Arrête ! Idiot, tu vas révéler notre présence !
– Qu’est-ce que ça peut faire ? Le dragon la sentira de toute façon à des kilomètres à la ronde. Grands Dieux ! Quel froid ! Si seulement j’étais resté au château !
– Ce n’est pas le sommeil : c’est le froid de la mort. N’oublie pas que nous sommes là pour…
– Mais pourquoi, nous ? Le dragon n’a jamais mis le pied dans notre ville !
– Tu sais bien qu’il dévore les voyageurs solitaires se rendant de la ville à la ville voisine…
– Qu’il les dévore en paix ! Et nous, retournons d’où nous venons !
– Tais-toi ! Écoute…
Les deux hommes frissonnèrent.
Ils prêtèrent l’oreille un long moment. En vain. Seul, le tintement des boucles des étriers d’argent agitées, telles des piécettes de tambourin, par le tremblement convulsif de leurs montures à la robe noire et soyeuse, trouait le silence.
Le second chevalier se mit à se lamenter.
– Oh ! Quel pays de cauchemar ! Tout peut arriver ici ! Les choses les plus horribles… Cette nuit ne finira-t-elle donc jamais ? Et ce dragon ! On dit que ses yeux sont deux braises ardentes, son souffle, une fumée blanche et que, tel un trait de feu, il fonce à travers la campagne, dans un fracas de tonnerre, un ouragan d’étincelles, enflammant l’herbe des champs. À sa vue, pris de panique, les moutons s’enfuient et périssent piétinés, les femmes accouchent de monstres. Les murs des donjons s’écroulent à son passage. Au lever du jour, on découvre ses victimes éparses sur les collines. Combien de chevaliers, je te le demande, sont partis combattre ce monstre et ne sont jamais revenus ? Comme nous, d’ailleurs…
– Assez ! Tais-toi !
– Je ne le redirai jamais assez ! Perdu dans cette nuit je suis même incapable de dire en quelle année nous sommes !
– Neuf cents ans se sont écoulés depuis la nativité…
– Ce n’est pas vrai, murmura le second chevalier en fermant les yeux. Sur cette terre ingrate, le Temps n’existe pas. Nous sommes déjà dans l’Éternité. Il me semble que si je revenais sur mes pas, si je refaisais le chemin parcouru pour venir jusqu’ici, notre ville aurait cessé d’exister, ses habitants seraient encore dans les limbes, et que même les choses auraient changé. Les pierres qui ont servi à construire nos châteaux dormiraient encore dans les carrières, les poutres équarries, au cœur des chênes de nos forêts. Ne me demande pas comment je le sais ! Je le sais, c’est tout. Cette terre le sait et me le dit. Nous sommes tout seuls dans le pays du dragon. Que Dieu nous protège !
– Si tu as si peur que ça, mets ton armure !
– À quoi me servirait-elle ? Le dragon surgit d’on ne sait où. Nous ignorons où se trouve son repaire. Il disparaît comme il est venu. Nous ne pouvons deviner où il se rend. Eh bien, soit ! Revêtons nos armures. Au moins nous mourrons dans nos vêtements de parade.
Le second chevalier n’avait pas fini d’endosser son pourpoint d’argent qu’il s’interrompit et détourna la tête.
Sur cette campagne noire, noyée dans la nuit, plongée dans un néant qui semblait sourdre de la terre elle-même, le vent s’était levé. Il soufflait sur la plaine une poussière qui semblait venir du fond des âges. Des soleils noirs, des feuilles mortes tombées de l’autre côté de la ligne d’horizon, tourbillonnaient en son sein. Il fondait dans son creuset les paysages, il étirait les os comme de la cire molle, il figeait les sangs dans les cervelles. Son hurlement, c’était la plainte de milliers de créatures à l’agonie, égarées et errantes à tout jamais. Le brouillard était si dense, cerné de ténèbres si profondes, le lieu si désolé, que le Temps était aboli, que l’Homme était absent. Et cependant deux créatures affrontaient ce vide insupportable, ce froid glacial, cette tempête effroyable, cette foudre en marche derrière le grand rideau d’éclairs blancs qui zébraient le ciel. Une rafale de pluie détrempa le sol. Le paysage s’évanouit. Il n’y eut plus désormais que deux hommes, dans une chape de glace, qui se taisaient, angoissés.
– Là chuchota le premier chevalier. Regarde ! Oh Mon Dieu !
A plusieurs lieues de là, se précipitant vers eux dans un rugissement grandiose et monotone : le dragon.
Sans dire un mot, les deux chevaliers ajustèrent leurs armures et enfourchèrent leurs montures.
Au fur et à mesure qu’il se rapprochait, sa monstrueuse exubérance déchirait en lambeau le manteau de la nuit. Son oeil jaune et fixe, dont l’éclat s’accentuait quand il accélérait son allure pour grimper une pente, faisait surgir brusquement une colline de l’ombre puis disparaissait au fond de quelque vallée ; la masse sombre de son corps, tantôt distincte, tantôt cachée derrière quelque repli, épousait tous les accidents du terrain.
– Dépêchons-nous.
Ils éperonnèrent leurs chevaux et s’élancèrent en direction d’un vallon voisin.
– Il va passer par là.
De leur poing ganté de fer, ils saisirent leurs lances et rabattirent les visières sur les yeux de leurs chevaux.
– Seigneur !
– Invoquons Son nom et Son secours !
A cet instant, le dragon contourna la colline. Son oeil, sans paupière, couleur d’ambre clair, les absorba, embrasa leurs armures de lueurs rouges et sinistres. Dans un horrible gémissement, à une vitesse effrayante, il fondit sur eux.
– Seigneur ! Ayez pitié de nous !
La lance frappa un peu au-dessous de l’œil jaune et fixe. Elle rebondit et l’homme vola dans les airs. Le dragon chargea, désarçonna le cavalier, le projeta à terre, lui passa sur le corps, l’écrabouilla.
Quant au second cheval et à son cavalier, le choc fut d’une violence telle, qu’ils rebondirent à trente mètres de là et allèrent s’écraser contre un rocher.
Dans un hurlement aigu, des gerbes d’étincelles roses, jaunes et orange, un aveuglant panache de fumée blanche, le dragon était passé…
– Tu as vu ? cria une voix. Je te l’avais dit !
– Ça alors ! Un chevalier en armure ! Nom de tous les tonnerres ! Mais c’est que nous l’avons touché !
– Tu t’arrêtes ?
– Un jour, je me suis arrêté et je n’ai rien vu. Je n’aime pas stopper dans cette lande. J’ai les foies.
– Pourtant nous avons touché quelque chose…
– Mon vieux, j’ai appuyé à fond sur le sifflet. Pour un empire, le gars n’aurait pas reculé…
La vapeur, qui s’échappait par petits jets, coupait le brouillard en deux.
– Faut arriver à l’heure. Fred ! Du charbon !
Un second coup de sifflet ébranla le ciel vide. Le train de nuit, dans un grondement sourd, s’enfonça dans une gorge, gravit une montée et disparut bientôt en direction du nord. Il laissait derrière lui une fumée si épaisse qu’elle stagnait dans l’air froid des minutes après qu’il fut passé et eut disparu à tout jamais.
Ray Bradbury, Un Remède à la mélancolie, collection « Présence du futur », Denoël, 1961 (1948).
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Texte en anglais
THE DRAGON
The night blew in the short grass on the moor; there was no other motion. It had been years since a single bird had flown by in the great blind shell of sky. Long ago a few small stones had simulated life when they crumbled and fell into dust. Now only the night moved in the souls of the two men bent by their lonely fire in the wilderness; darkness pumped quietly in their veins and ticked silently in their temples and their wrists. Firelight fled up and down their wild faces and welled in their eyes in orange tatters. They listened to each other’s faint, cool breathing and the lizard blink of their eyelids. At last, one man poked the fire with his sword.
« Don’t, idiot; you’ll give us away! »
« No matter, » said the second man. « The dragon can smell us miles off, anyway. God’s breath, it’s cold. I wish I was back at the castle. »
« It’s death, not sleep, we’re after…. »
« Why? Why? The dragon never sets foot in the town! »
« Quiet, fool! He eats men travelling alone from our town to the next! »
« Let them be eaten and let us get home! »
« Wait now; listen! »
The two men froze.
They waited a long time, but there was only the shake of their horses’ nervous skin like black velvet tambourines jingling the silver stirrup buckles, softly, softly.
« Ah. » The second man sighed. « What a land of nightmares. Everything happens here. Someone blows out the sun; it’s night. And then, and then, oh. God, listen! This dragon, they say his eyes are fire. His breath a white gas; you can see him bum across the dark lands. He runs with sulphur and thunder and kindles the grass. Sheep panic and die insane. Women deliver forth monsters. The dragon’s fury is such that tower walls shake back to dust. His victims, at sunrise, are strewn hither and thither on the hills. How many knights, I ask, have gone for this monster and failed, even as we shall fail? »
« Enough of that! »
« More than enough! Out here in this desolation I cannot tell what year this is! »
« Nine hundred years since the Nativity. »
« No, no, » whispered the second man, eyes shut. « On this moor is no Time, is only Forever. I feel if I ran back on the road the town would be gone, the people yet unborn, things changed, the castles unquarried from the rocks, the timbers still uncut from the forests; don’t ask how I know, the moor knows, and tells me. And here we sit alone in the land of the fire dragon. God save us! »
« Be you afraid, then gird on your armour! »
« What use? The dragon runs from nowhere; we cannot guess its home. It vanishes in fog, we know not where it goes.
Aye, on with our armour, we’ll die well-dressed. »
Half into his silver corselet, the second man stopped again and turned his head.
Across the dim country, full of night and nothingness from the heart of the moor itself, the wind sprang full of dust from clocks that used dust for telling time. There were black suns burning in the heart of this new wind and a million burnt leaves shaken from some autumn tree beyond the horizon. This wind melted landscapes, lengthened bones like white wax, made the blood roil and thicken to a muddy deposit in the brain. The wind was a thousand souls dying and all time confused and in transit. It was a fog inside of a mist inside of a darkness, and this place was no man’s place and there was
no year or hour at all, but only these men in a faceless emptiness of sudden frost, storm, and white thunder which moved behind the great falling pane of green glass that was the lightning. A squall of rain drenched the turf, all faded away until there was unbreathing hush and the two men waiting alone with their warmth in a cool season.
« There, » whispered the first man. « Oh, there… »
Miles off, rushing with a great chant and a roar – the dragon.
In silence, the men buckled on their armour and mounted their horses. The midnight wilderness was split by a monstrous gushing as the dragon roared nearer, nearer; its Hashing yellow glare spurted above a hill and then, fold on fold of dark body, distantly seen, therefore indistinct, flowed over that hill and plunged vanishing into a valley.
« Quick! »
They spurred their horses forward to a small hollow.
« This is where it passes! »
They seized their lances with mailed fists, and blinded their horses by flipping the visors down over their eyes.
« Lord!’
« Yes, let us use His name. »
On the instant, the dragon rounded a hill. Its monstrous amber eye fed on them, fired their armour in red glints and glitters. With a terrible wailing cry and a grinding rush it flung itself forward.
« Mercy, God!’
The lance struck under the unlidded yellow eye, buckled, tossed the man through the air. The dragon hit, spilled him over, down, ground him under. Passing, the black brunt of its shoulder smashed the remaining horse and rider a hundred feet against the side of a boulder, wailing, wailing, the dragon shrieking, the fire all about, around, under it, a pink, yellow, orange sun-fire with great soft plumes of blinding smoke.
« Did you see it? » cried a voice. « Just like I told you! »
« The same! The same! A knight in armour, by the Lord, Harry! We hit him! »
« You goin’ to stop? »
« Did once; found nothing. Don’t like to stop on this moor. I get the willies. Got a feel, it has. »
« But we hit something’. »
« Gave him plenty of whistle; chap wouldn’t budge. »
A steaming blast cut the mist aside.
« We’ll make Stokely on time. More coal, eh, Fred? »
Another whistle shook dew from the empty sky. The night train, in fire and fury, shot through a gully, up a rise, and vanished over cold earth, towards the north, leaving black smoke and steam to dissolve in the numbed air minutes after it had passed and gone for ever.
This story was originally published in 1955 in the magazine Esquire. A limited edition (352 copies, signed and numbered or lettered) of the story was published by Footsteps Press in 1988. It appears in A Medicine for Melancholy (1959), R is for Rocket (1962), Classic Stories 1 (1990), and Bradbury Stories (2003).
Nous vous recommandons également la lecture en anglais de Jordan Kohanim :
https://youtu.be/qf8H6QgoqF0?si=qiQfTeLbjOen6kHl
Et une version en espagnol !
https://youtu.be/pnhrMIjF9Iw?si=5wBhnS0CYmz7BJcr
