Le Sublime ou l’importance d’admirer

Le Sublime ou l’importance d’admirer

(Remise du Prix de l’AFPEAH – Sénat, 15 juin 2024)

Je rassure tout de suite : je ne vais évidemment pas me lancer dans l’exploration de cette notion complexe, le Sublime, une notion  qui touche à l’esthétique, à la rhétorique, mais qui transcende  largement ces catégories en touchant à  l’éthique,  et même à la philosophie : une notion qui  résiste à la définition, même si j’en dirai quand même quelques mots dans cette libre causerie. Mon souci, souci ici non d’antiquisante – ce que je ne suis pas- mais de généraliste, et surtout de professeur de lettres qui a enseigné le français et sa littérature, est de réagir, avec un peu d’inquiétude, devant un certain tournant pris par l’enseignement des langues anciennes, devenues langues et culture de l’Antiquité, et de la littérature en général, devenue un continent un peu étriqué du paysage éducatif : le risque que les élèves se voient proposer davantage des «  objets d’étude », au lieu de la substance vive des textes, et donc le risque que  congé soit donné à ce qu’on appelait autrefois la féconde critique des beautés. De fait,  la spécialisation et l’anthropologisation des savoirs, dont l’intérêt est naturellement précieux,   invitent à plus de froideur, de distance dans le regard porté sur les oeuvres. Il me semble que notre ciel plombé pourrait avoir besoin, sans retomber dans l’impressionnisme d’autrefois, sans  renoncer à la contextualisation,  de renouer avec une conception un peu  plutarquienne de la culture, dont l’héritage va de pair avec une certaine forme d’admiration- dont Descartes avait fait une passion– et d’enthousiasme devant les textes ; des vertus dont  Nietzsche, grand amateur de sublime, disait  qu’elles sont au moins aussi toniques que la vertu de contestation.

 Je remercie vivement Tatiana Antolini-Dumas de me donner l’occasion, dans le cadre de la célébration, tout à la fois érudite et joyeuse,  du prix de ce  Concours de nouvelles autour de la belle, éternellement jeune figure de Pénélope, et devant, entre autres auditeurs, de nombreux élèves, d’insister sur l’importance dans l’approche des œuvres gréco-latines ou modernes de l’admiration, du bonheur d’admirer,  bonheur qui trouble, qui perturbe ; et je voudrais le faire via le Sublime, car le Sublime se fonde d’abord sur ce sentiment d’admiration qui  s’exerce à la fois dans l’ordre esthétique, intellectuel, moral. Pour  donner d’entrée de jeu un premier exemple, pleinement convaincant, je rappellerai ce passage du Banquet de Platon: il s’agit du fameux éloge  par Alcibiade de la puissance de  parole de Socrate  : quand  j’entends les discours de Périclès, dit Alcibiade,  je suis certes séduit, bien sûr,  mais Socrate, quand je l’écoute,  me fait une tout autre impression: « mon cœur bat plus fort  que celui des Corybantes en délire »,  et « ses paroles font couler mes larmes ». Surtout, poursuit Alcibiade,  il me fait prendre conscience que je ne vis pas   à hauteur de ce que « je devrais désirer » ; raison pour laquelle – poursuit-il- «  il est le seul homme devant qui j’ai honte ».

           Alors, il ne s’agit pas que la lecture des œuvres produise des effets aussi spectaculaires, mais de souligner que certaines œuvres sont susceptibles de  produire une expérience inédite pleinement subjective, une expérience qui engage le sujet, auditeur ou lecteur,  avec un formidable passage de l’effet à l’affect, qui, en même  temps que l’admiration, fait surgir le sentiment, la prise de conscience d’un écart entre son mode d’existence et celui que semble proposer ou incarner le Sublime ; Alcibiade le dit avec  un enthousiasme mêlé d’amertume: la parole de Socrate est comme  un impératif à  vivre autrement. C’est aussi une expérience  qui, alors même qu’elle est subjective, Alcibiade le dit dans le  passage suivant,  est partageable, puisque «  beaucoup d’autres éprouvent les mêmes impressions », lesquelles sont donc universalisable, dans le temps.  Le Traité du Sublime le dira d’ailleurs clairement: « une chose est véritablement sublime  qui plaît toujours et à tous les âges » : une affirmation qui vaut presque, déjà, comme une  définition du Classicisme…

         Quelques mots sur le Peri hupsous, le traité Du Sublime

Ce  traité écrit en grec est attribué à un rhétoricien  inconnu,  le  « Pseudo-Longin ; il est datable du 1er siècle apr. J.-C. Son itinéraire reste assez énigmatique ; resté confidentiel pendant près d’un siècle, après l’édition  en grec de 1554, il  est traduit par Boileau en 1674,  le premier à rendre le terme grec hupsos  – qui est en haut- par « sublime » . C’est lui qui  invente le substantif sublime – du latin  sublimis – pour le distinguer du style sublime – connu évidemment  de la rhétorique latine.  Le Sublime dit  Boileau dans sa Préface,  est  « cet extraordinaire,  ce merveilleux  qui frappe dans le discours  et qui fait qu’un ouvrage enlève, ravit, transporte ». La postérité du sublime dans la culture européenne, de Shakespeare à Victor Hugo,  est dès lors assurée.

Le Pseudo-Longin écrivit à Rome, peu après Auguste donc. Son traité en forme de dialogue (il s’adresse à un «  ami cher », probablement un  Romain cultivé versé dans la paideia ) entendait s’opposer à un essai portant sur un sujet analogue mais qui donnait du sublime une définition plus froidement formaliste, débitrice d’un atticisme conventionnel, tributaire de seules recettes rhétoriques. C’est pourquoi, insiste le Pseudo-Longin, le sublime peut s’accommoder de défauts ou de négligences. D’ailleurs le traité  est illustré par des citations abondantes de fragments des chefs-d’œuvre les plus féconds et les plus libres de la littérature grecque ; sans compter la référence constante au «  divin » Platon,  et à l’éloquence de « foudre » prêtée à Démosthène. En outre la citation du premier verset de la Genèse, donné comme exemple de sublime, crée aussi une des premières convergences de la pensée juive et chrétienne avec la pensée antique.

 Quelques passages éclairants du Traité

Le  paragraphe 4 du chapitre I sert de préface à l’ensemble. Il dit en substance : la vocation du sublime n’est pas de persuader, mais de frapper comme la foudre ; il doit créer un sentiment d’étonnement mêlé à de la stupeur : «  Quand le sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre dikèn skèptou » : le sublime est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’inattendu, il est hors norme. Le but du Pseudo-Longin est de définir la force de frappe émotionnelle du concept, laquelle émane tout à la fois de la résonance d’une grande âme- to megalophués– et d’opérations langagières qui font aller de pair  « la lumière de la pensée » avec  le sommet du discours ( XXX, 1).   Une définition, on le voit,  plus proche de la littérature  que de la rhétorique aux yeux des Modernes.

Un deuxième passage, chapitre VII, 2, souligne davantage la capacité du sublime à s’inscrire dans un registre éthique, moral : face au sublime  «  notre âme  s’élève , exulte, prend l’essor,  elle est remplie  de joie et de  je ne sais quel noble orgueil, comme si c’était elle qui eût produit les choses qu’elle vient d’entendre ». Le  sublime donc est contagieux, il oblige à la participation :  il doit donner à penser, laisser une empreinte forte ischua mnèmè : il  comble  une exigence de dépassement , car « la nature n’a point regardé l’homme comme un animal de basse et vile condition (… ) Elle l’a mis en lice comme  un courageux athlète qui ne doit respirer que la gloire ».  Nous sommes comme  sommés d’être à la hauteur de cette définition, qui, outre la nature profondément agonistique  de l’esprit grec, témoigne d’ une foi en l’exception humaine. On peut penser aux très beaux vers d’Ovide , dans le Livre I des  Métamorphoses, où le poète évoque la création de l’homme par la divinité : « Tandis que tête basse, tous les autres animaux tiennent leurs yeux attachés sur la terre , os homini sublime dedit (« il a donné à l’homme un visage qui  se dresse au-dessus »,   caelumque  videre / jussit et erectos  ad sidera tollere vultus, « il lui a demandé  de lever ses regards vers le ciel  et de les porter vers les astres ».

Le Sublime au service de la transmission des grands textes

         Quelques remarques pour éclairer l’importance, via le sublime, d’un rapport ému aux textes littéraires, surtout chez les jeunes élèves, car  les coups de cœur du sublime s’adressent surtout à la jeunesse : le Sublime va bien à la jeunesse… Aristote dans sa Rhétorique des passions, à l’occasion du parallèle qu’il dresse de la jeunesse et de la vieillesse,  affirme que la jeunesse est  spontanément douée pour la passion et la grandeur. 

 Via le Sublime, nous sommes, auditeurs et/ou lecteurs invités à nous identifier, à entrer en phase avec  des modèles superlativement accomplis de l’humain ;  d’où l’importance de l’imitation – chapitre XI- qui nous met en contact avec  un Tribunal de grands modèles  propres  à  «  nourrir notre  âme au grand » ( IX, 1,  tas psuchas anatrephein pros ta megethè).  Mais  – laissons de côté, faute de temps,  les questions, non négligeables, de technique, de méthode, de figures, de  rhétorique – le Sublime a besoin d’abord de grandes circonstances qui le mettent à l’épreuve : ce que Baudelaire appelait «  la vérité emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie ». Alors, poésie lyrique, épique, oratoire se rejoignent dans la production des effets, de l’émotion communicative. Ce peut être l’amour : au chapitre X,   le Pseudo-Longin cite longuement  le  poème de la poétesse Sappho, phainetai moi, que nous connaissons grâce à lui : une ode à l’aimée  – dont le traité est la seule source-  qui dit les fureurs de l’amour, ses excès, ses effets physiques ; l’amour est une passion qui mobilise d’autres passions ; l’âme de ce sujet féminin, «  est un rendez- vous de toutes les passions » : elle   gèle,  elle brûle, elle  a le souffle coupé,  elle défaille ; Racine s’en souviendra dans la scène de l’aveu de Phèdre. Je pense aussi, cher Philippe Brunet,  à vos remarques dans votre commentaire très juste de ce poème, dans La naissance de la littérature dans la Grèce ancienne : il n’y a pour autant aucune effusion sentimentale, ce poème, loin d’être une confidence d’ordre autobiographique, est peut- être un poème de circonstance, tributaire d’un rituel d’énonciation. Néanmoins, il reste pour nous  une formidable réussite, celle d’une  forme-sens plastique et émotionnelle.

          La passion amoureuse, donc, et peut-être et surtout la passion de la liberté, avec Démosthène, et ses appels à la résistance contre Philippe de Macédoine ; le traité insiste sur la force de frappe tour à tour véhémente et pathétique de ses appels, ce que Paul Ricoeur appelait  « le bondissement de la conscience indignée » : le récit  de la prise d’Élatée en particulier est riche de ces effets : « c’était le soir …  »: le Discours sur la couronne est  l’exemple parfait d’un sublime qui s’adresse à un nous collectif. Le sublime,  c’est aussi  la résistance à la tyrannie au nom de hautes valeurs, qui ne transigent pas : l’Antigone de Sophocle, bien sûr : que le héros grec  ne pense pas dans sa tête comme nous, que sa psuchè ne recouvre pas la nôtre, n’empêche nullement d’être bouleversé, d’hier à aujourd’hui, par « l’immortelle évidence d’Antigone » qui bouleverse le Malraux des Voix du silence : « Le grondement de la foudre antique orchestre sans la couvrir l’immortelle évidence d’Antigone :  « Je ne suis pas née pour partager la haine, je suis née pour partager l’amour » :  c’est-à-dire par ce déjà « au-delà de la politique » qui faisait dire à Louis Gernet, le père de l’anthropologie de la Grèce ancienne, « Quand la petite Antigone a parlé, tout le réalisme des rois de Thèbes ne pèse pas bien lourd »…  On peut penser aussi, plus près de nous, à  la parole vive du jeune La Boétie, dans son  Discours de la servitude Volontaire, riche d’une rhétorique de vitupération  qui nous fait honte d’avoir l’esprit rampant, honte de nous  accoutumer à l’impensable, l’obéissance ; ou encore au Sunt lacrimae rerum de Virgile, ces « larmes des choses »,  d’où Madame de Staël voyait sourdre toute la mélancolie de la poésie moderne, formidable défi toujours renouvelé pour le traducteur en ce troisième millénaire ; ou encore les paroles d’Enée à  son fils Anchise : «  Apprends de moi le labeur et le courage, ex aliis fortunam : « d’autres t’enseigneront le bonheur » …  Ou encore  les Sanglots  d’Ulysse, pour Marc Fumaroli, la scène primitive du récit littéraire, du de te fabula narratur :  Ulysse, chez les Phéaciens,  pleure  au  récit de la Guerre de Troie  chantée par l’aède Démodocos. Ce faisant, la tête cachée dans son écharpe rouge,  il pleure en écoutant le récit de ses propres malheurs. Car le Sublime ne se conjugue pas seulement avec la force : le pathétique, bien sûr,   va bien au sublime – même si le Pseudo- Longin avoue sa préférence  pour l’Iliade ; mais, de fait il y a dans l’Iliade,  tout le spectre des émotions : les sanglots, la tendresse, la pitié – Priam aux genoux d’Achille-  et le monstrueux : la colère d’Achille.

 Quand le sublime touche au  monstrueux, ou au  deinos, au terrible, il  se signale tout particulièrement par son impact théâtral : Boileau cite dans sa Préface le « Qu’il mourût » du vieil Horace de la pièce de Corneille. On peut penser aussi à la monstruosité « superbe » de Rodogune, de Médée, une forme de sublime qui a besoin d’un public subjugué, voire terrifié. Diderot y sera très sensible quand il parlera  de la poésie qui veut  « quelque chose  d’énorme, de barbare, de sauvage » ; d’ailleurs dans  Le Neveu de Rameau , il confesse , par l’intermédiaire du Neveu,  une certaine forme d’admiration  pour le génie du mal ; il n’empêche, se plaît-il à dire par ailleurs,  le spectacle de la vertu,  rien ne lui est supérieur, pas même celui du vice : c’est lui  qui décroche la palme du sublime : par exemple le sublime de Corneille avec la clémence d’Auguste  (Cinna) : source de sublime, cette conversion inattendue chez ce Prince,  du mal en bien, dont l’effet est proprement  contagieux, ascensionnel. Sublime, également, dans « L’histoire de Mme de la Pommeraye » ( Jacques le Fataliste ) le pardon inattendu, bouleversant  du marquis  des Arcis à son épouse : c’est une forme heureuse, particulièrement enthousiasmante  de sublime : de l’ordre de l’inattendu, du paradoxon.

Anticipant sur le mot de Pascal, « la véritable éloquence se moque de l’éloquence », le  Pseudo Longin rejette deux défauts : la bouffissure, l’enflure, surtout  quand elles sont mal à propos,  et le joli, le mièvre, qualifiés de « puérilité d’écolier ». En revanche, comme le sublime est ponctuel,  il peut se loger dans une phrase –celle d’un personnage, car «  c’est aux grands hommes qu’il échappe de dire des choses extraordinaires », des mots  qui témoignent de l’homogénéité d’un dire et  d’un vivre ( talis oratio, talis vita) : le Pseudo –Longin se plaît à rappeler la superbe, écrasante réponse d’Alexandre au conseil « rampant » que lui donne Parménion d’accepter les  offres du roi de  Perse, Darius. Et d’ajouter «  si j’étais Alexandre, je les accepterais » ; et  Alexandre  de répliquer «  et moi aussi, si j’étais Parménion»…  Sublime sententia que ce slogan du Second Manifeste du Surréalisme : «  Il faut que l’homme passe avec armes et bagages du côté de l’homme », dont on n’a pas assez souligné les accents  agressifs, audacieux, dans le sillage de l’Humanisme érasmien : « On ne naît pas homme, on le devient ». Le Sublime peut même se nicher dans un silence, celui d’Ajax, dans la Nekuia de l’Odyssée, quand il  refuse de répondre à Ulysse, silence dont le Pseudo-Longin dit qu’il  comporte « Je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu’il aurait pu dire ».

 Conclusion

C’est, à mon sens, à  l’école que doit revenir la charge de faire lire et commenter ces textes  qui «  nourrissent notre âme  au grand »,  qui exaltent non tant le désiré que le désirable, et qui sont comme les noms de victoire de la littérature, laquelle, disait Gracq, ne devrait comporter que des noms de victoire …   Il  ne faut pas  que les usages sociaux, anthropologiques  de la culture prennent le pas sur son sens pleinement humaniste, littéraire : il faut sans cesse renouer avec l’architecture primitive de ces œuvres qui font se rejoindre les chemins du savoir et de la beauté, afin  qu’elles  restent  « paroles ains de vent mais de chair et d’os », comme nous y invite  Montaigne, dans sa lecture «  Sur des vers de Virgile ».  Cette  littérature, ancienne et/ou moderne,  dont le  « Haut Dire » suscite émotion et ravissement,   son enseignement a besoin de passeurs érudits, enthousiastes et convaincus ; encore faut-il que l’Institution préserve les garanties de l’accès à ces textes dans les meilleures conditions,  sinon,  il nous  faudra partager le J’accuse culturel de René Char dans La Bibliothèque est en feu : « Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous ».

Cécilia Suzzoni   
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Cécilia Suzzoni, Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, est la fondatrice et la présidente d’honneur de l’Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupetit, l’ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012).

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