Que faire lire à nos enfants?

Que faire lire à nos enfants?

Partout nous lisons et entendons qu’il faudrait lire, jusqu’au sein du Ministère de l’Éducation Nationale car le livre aurait de nombreuses vertus. Il soignerait de tout : du stress, de la dépression, de l’insomnie et nous protègerait même d’Alzheimer. Il nous permettrait d’améliorer notre vocabulaire, notre orthographe, nos connaissances, notre mémoire, notre concentration, nos capacités d’analyse ou de  rédaction. Il développerait notre créativité  et notre imaginaire. Il nous rendrait altruiste, empathique selon toutes les études scientifiques. Mais de telles louanges ne relèveraient-elles pas du fétichisme ou de l’idolâtrie ?  Est-on vraiment sûr que le fait de lire se suffise à soi-même ? Les idées qu’un livre contient et la manière dont elles sont formulées ne sont-elles pas plus importantes que l’objet en lui-même ?

La langue du livre

Il convient de réfléchir à ce qu’est la « langue du livre ». Il faut alors avoir conscience qu’il existe une langue orale et une langue écrite et l’une et l’autre n’ont pas les mêmes fonctions. La langue orale est principalement de nos jours une langue de communication quand la langue écrite est une langue d’archivage. Certains groupes humains ont pris soin d’archiver leurs échanges commerciaux, leurs règles de droit, leur cosmogonie et tout ce qui leur semblait important, tout ce qui ne devait pas se perdre. La conservation de ces nombreux textes en permettait la transmission puis leur lecture, relecture, interprétations qui formaient progressivement ce qui est nommé tradition. Par exemple Dante excelle dans l’usage des noms pour exprimer un sentiment ou une situation. Ainsi, son exil loin de Florence est appelé « Egypte » et le Paradis, « Jérusalem » nous dit René de Ceccatty, traducteur de la Divine Comédie chez Points. Encore faut-il le savoir pour lire Dante. Il faut aussi faire un choix. Qu’utiliser dans la traduction : le mot « Paradis » ou le mot « Jérusalem » ? Et lorsque nous lisons le mot « Paradis », entendons-nous vraiment la même chose que Dante ? Le traducteur va donc s’appuyer sur ceux qui ont traduit le texte avant lui et sur les interprétations passées afin de réécrire une traduction pour le temps présent. Si le texte peut-être retravaillé, réinterprété, il peut être aussi étudié. Ainsi, les discours de Robespierre étaient décortiqués par les hommes politiques progressistes de la 3ème République : il fallait en imiter la rigueur et le souffle, en étudier les idées, les reprendre, les amender, les critiquer ou les oublier.

Aussi, est-il important de s’interroger sur l’enseignement de la langue dans le contexte scolaire : apprenons-nous notre langue pour parler ou pour lire ?
Faisons un détour par l’enseignement des langues étrangères : les élèves développent « des compétences » et l’accent est clairement mis sur la communication et l’oral. Ainsi, les textes donnés aux élèves ne relèvent  plus de la littérature mais servent de supports pour donner du vocabulaire ou amorcer des « débats » en classe. En français, la chose est un peu moins évidente même si l’oral est officiellement à l’honneur du baccalauréat avec la nouvelle « épreuve » de « grand oral » de trente minutes. Rien d’étonnant à cela, un accent fort a été porté sur l’oral au collège où « lire » signifie surtout « comprendre un texte[1]» c’est-à-dire en saisir le 1er degré. Or, comme nous venons de le voir plus haut avec la traduction de Dante ou les textes de Robespierre, comprendre un texte nécessite une culture, qui, si elle fait défaut au lecteur, les laisse illettrés ! Pour être plus précis, dans son discours du 26 juillet 1794, Robespierre écrit au début du texte « Les révolutions qui, jusqu’à nous, ont changé la face des empires, n’ont eu pour objet qu’un changement de dynastie, ou le passage du pouvoir d’un seul à celui de plusieurs. La Révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l’humanité, et sur les principes de la justice. » Vous conviendrez qu’un élève ne connaissant ni l’histoire générale  ni la Révolution française, ni la théorie des droits ou les principes de la justice énoncés dans la Constitution de l’an I ne risque pas de comprendre ces quelques lignes. Il en est de même des textes dits purement littéraires. Par exemple, le romantisme allemand puisse son inspiration dans la Chanson des Nibelungen, fixée vers le 12ème siècle. Et à la même époque, les jeunes Français cherchent un nouveau souffle : ils traduisent alors Goethe et Schiller, Dante, Keats, Shelley et Byron. Ils multiplient les références au Moyen-Age et plongent dans celles du monde gréco-romain. Mais les Français sont aussi et surtout enfants de la Révolution : liberté et vérité sont au cœur de leurs écrits. Ainsi, il existe une filiation entre les textes, une histoire des styles et des contenus qui nécessite une approche chronologique pour offrir du sens aux textes lus. Or nos enfants étudient le Français à travers des thèmes qui peuvent les amener à lire Verlaine avant Chateaubriand. Leur culture gréco-romaine étant globalement nulle, leur connaissance du christianisme équivalente à rien, la littérature du 19ème siècle ne peut alors que leur être totalement hermétique.  Nos enfants sont pratiquement condamnés à ne lire que des livres écrits après le jour de leur naissance.

Pourquoi et comment lire?

Qui plus est, il y a « écrit » et « écrit ». Petit retour sur l’enseignement des langues étrangères. Le support écrit privilégié est l’article de presse. L’intérêt est évident. L’écriture journalistique est une écriture stéréotypée faite de phrases courtes. Les sujets traités utilisent évidemment un vocabulaire contemporain, censés être professionnellement utiles, comme si un élève choisissait une langue étrangère en ayant pour seules fins un projet d’émigration ou d’activité commerciale. Les élèves auront évidemment quelque chose à dire, parce que nous avons tous quelque chose à dire sur la guerre en Syrie ou le taux de chômage, évidemment. Le texte devient un prétexte à parler en classe. Or, est-ce là l’utilité d’un texte ? Quand Louise Michel enseignait les poèmes de Victor-Hugo à ses élèves des quartiers populaires de Paris, elle leur donnait accès à un monde sensible autant qu’à une langue travaillée. L’enfant découvrait alors que le monde se contemple. Il apprenait à prêter attention à la lumière qui blanchit la campagne[2], à l’orage qui enveloppe la ville[3], aux merveilleux pilastres du ciel[4]. Il apprenait que parfois « la pâle Liberté gît sanglante à la porte[5] ». Dire « Demain vers 6 heures » ou « Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne », ce n’est pas la même chose même si l’heure est sensiblement la même. A travers sa poésie, Victor Hugo embellit le monde. En le trouvant digne de contemplation, il le sublime et nous le donne à voir sous un jour qui nous avait peut-être échappé. Lire Victor Hugo nous permet ainsi de redécouvrir notre monde. De même, si les jeunes Grecs apprenaient à lire dans Homère, c’est  parce que l’Iliade et l’Odyssée étaient considérées comme la base de la culture grecque. Les jeunes élèves apprenaient ainsi à regarder, sentir, ressentir, réfléchir à travers les vers des aèdes. Il suffit de lire les titres des méthodes d’apprentissage de la lecture pour nos élèves de CP pour saisir la profondeur du gouffre dans lequel nous sommes tombés : « Kimamila », »Crocolire », « Abracadalire » ces titres ne veulent rien dire ! Parallèlement me dira-t-on, l’écrit s’est beaucoup démocratisé notamment par l’usage des SMS des téléphones portables et des réseaux sociaux — il est à noter que ces écrits n’ont pas vocation à être archivés. Qui aurait, en effet,  l’idée de garder précieusement les tweets de nos présidents de la République successifs, excepté leurs ennemis politiques ? Si on publie encore la correspondance de Descartes, on ne publiera jamais les tweets de François Hollande ! Si Descartes est toujours lu c’est d’abord parce le lire permet de développer sa réflexion et parce qu’il offre une lecture cohérente.

Or, les mots de Descartes n’ont pas forcément aujourd’hui le même sens. Ses écrits ne sont donc pas clairs à la première lecture. Ils ne peuvent être lus sans un apparat critique, qui inclue les notes explicatives et les variantes d’édition. Essayez donc de lire Le Roman de la rose sans apparat critique. La qualité d’un apparat critique est aussi importante que la qualité du texte étudié ou lu. Prenons l’exemple des Fables de la Fontaine, généreusement offertes aux élèves de CM2 par le ministère. Ce sont des fables qui sont en fait totalement illisibles sans explications de texte. Parce que La Fontaine est l’inventeur du vers libre, ses fables doivent se lire avec des commentaires sémantiques, grammaticaux et lexicaux. Parce qu’il est aussi un fin critique de son temps, ses fables doivent se lire avec des commentaires historiques.  Derrière ces fables, les enfants apprennent des réalités : le roitelet n’est pas qu’un oiseau.  Ainsi, ce que l’enfant découvre c’est que derrière chaque texte se tient une science de l’homme. La Bruyère ou La Rochefoucauld sont de puissants psychologues qui proposent de véritables questionnements sur la nature humaine, la nature des sentiments ou de la justice. La  concision des formules est une démonstration de clarté et de rigueur de la pensée. De Tristan à Yseult jusqu’à Roméo et Juliette, les dramaturges s’appuient sur une véritable science du sentiment amoureux ; les fabliaux du moyen-âge sont des critiques acerbes de la société des ordres qui démontrent une réflexion réelle quant à la réalité des pouvoirs et sur ce qui fait la justice ou son contraire l’arbitraire. Or, les nouvelles éditions sont pauvres en apparats critiques. Les notes explicatives disparaissent. L’enjeu n’est plus la compréhension pleine et entière du texte, mais un vague saupoudrage culturel, sorte de poudre de Perlimpinpin laissant croire aux parents que leurs enfants ont accès à de la « littérature », sorte de mise en scène du vide. Ainsi, le thème « Dire l’amour » en 4ème sert l’étude du lyrisme et de la poésie, réduisant la poésie à l’expression du sentiment amoureux dans toutes ces nuances. Certes, j’y penserai quand je lirai L’Iliade. C’est surtout le prétexte à tout mélanger : un peu de Flaubert, un peu de Verlaine, de Baudelaire et de Gainsbourg. L’enjeu n’est plus d’étudier un texte mais d’utiliser le texte pour percevoir que les mots permettent de parler de soi, que les mots ont un pouvoir évocateur et que l’on n’exprime pas son amour de la même manière selon que l’être aimé est à conquérir ou irrémédiablement perdu. On peut donc évidemment mélanger Du Bellay et Raphael le chanteur et on peut se passer de tout apparat critique.

Que contient le livre?

Dans mon vieil ouvrage de  Français en classe de 4ème classique, moderne et technique  de 1966, dans la collection Lagarde et Michard, rédigé suite à l’arrêté ministériel du 26 octobre 1964 qui unifiait les trois enseignements, on peut lire les précisions suivantes : « On trouvera dans ce nouveau volume un choix attrayant puisque nous n’avons gardé de l’ancienne édition que les extraits qui plaisaient le plus aux élèves. » C’est qu’aujourd’hui, il faut plaire au lecteur ! Les maisons d’édition se lancent alors dans la réécriture des textes et des traductions afin de moderniser le langage, de moderniser les personnages et d’inscrire les textes dans la morale de l’idéologie des mœurs dominantes. La nouvelle version du Club des Cinq a été maintes fois commentée : appauvrissement de la langue (le passé simple disparait, les « nous » se transforme en « on », les descriptions trop longues sont effacées), modification du vocabulaire (les saltimbanques deviennent les gens du cirque) et des caractères des personnages (Annie pleure moins et ne fait plus la cuisine)[6]. C’est que Le Club des Cinq doit être « divertissant, attrayant et facile », explique Myriam Héricier, directrice des Bibliothèques rose et verte dans un article du Bibliobs du 9 avril 2017[7]. Soit, Le Club des Cinq n’a jamais fait partie de la « grande littérature ». Sauf que cette approche ludique et facile s’applique à toutes les réécritures. Et c’est bien normal puisque l’étude de la langue écrite passe pour une perte de temps à l’école. Pour preuve, on en réduit sans cesse les heures d’enseignement.  L’étude des conjugaisons se réduit alors aux temps dits « utiles » : le présent, le passé composé, éventuellement l’imparfait de l’indicatif.  Vous conviendrez qu’il n’est pas facile de se lancer dans un texte de Stendhal ou de Flaubert avec si peu de temps maîtrisés. Au lieu de donner à nos enfants la maîtrise de la langue et la culture leur permettant de lire, on donne à lire des livres que nos enfants sont supposés aimer pour leur donner le goût de la lecture. Et ça marche ! Si j’en crois France Culture, « sur le podium des livres les plus vendus au Monde, Harry Potter occupe ainsi la cinquième place derrière la Bible, le Coran, le livre des Citations du Président Mao Tsé Toung et Don Quijote de la Mancha ». « Harry Potter n’est ainsi rien d’autre que le traditionnel héros à l’enfance malheureuse, orphelin, qui va s’accomplir en devenant “le héros qui est un élu, qui est prédestiné, qui a une quête qui lui fait incarner le bien contre le mal », précise Béatrice Bomel-Rainelli. Mais ce qui est frappant c’est la transformation de cela : alors que la fantasy a une idéologie aristocratique sur le thème de l’élection, Rowling, qui est une femme de gauche, se moque de cette tradition et va la miner. [8]» Vraiment? Si ce roman a un tel succès c’est parce qu’il entre en résonance avec tous les dogmes de l’idéologie dominante. Ce qui est frappant donc est de constater que le livre a été traduit en 67 langues, c’est dire si les idées réactionnaires ont de beaux jours devant elles. Je rappelle pour mémoire que réactionnaire ne signifie pas nostalgique du monde d’hier, mais croyance en une société naturellement inégalitaire. Or je vois en partie dans cette saga ce qu’y voit Pierre Bruno, « une littérature conjuguant conservatisme, sexisme et une forme insidieuse de racisme » auxquels j’ajouterai bien des choses. Que cette lecture de la saga soit minoritaire ne signifie pas qu’elle soit fausse. Est-ce vraiment sans conséquence pour la formation intellectuelle et sensible de nos enfants ? C’est la question que nous devrions nous poser à chaque fois que nous mettons un livre dans les mains de nos enfants.

Le rôle de l’école devrait être d’apprendre aux élèves à différencier un livre de plage d’une pièce de Shakespeare. L’école devrait être radicale et sans concession, car elle n’est pas là pour satisfaire les impératifs des maisons d’éditions mais des impératifs d’éducation et d’instruction. Or, les maisons d’édition éditent aussi les ouvrages scolaires, ouvrages qui font rarement l’unanimité des professeurs. Elles les éditent en suivant le cadre des programmes élaborés par le ministère, programmes qui ne font pas non plus l’unanimité des professeurs. Or que voyons- nous dans ces programmes ? Ce n’est plus la littérature et son étude qui prévalent. La littérature devient le prétexte pour répondre à des questions de société dont l’enjeu est de servir les idéologies à la mode : on se cherche, on se construit, on vit ensemble, ce n’est plus de la littérature, c’est du catéchisme. Tous les supports sont bons pour transmettre la bonne parole des mœurs dominantes : BD et émissions radiophoniques côtoieront les textes de l’Antiquité, évidemment en prose et modernisés pour en faciliter la lecture avec le dernier livre jeunesse à la mode.

C’est clairement oublier que la littérature est d’abord une histoire qui prend chez nous  sa source dans les textes homériques et bibliques. Les hommes ont utilisé le pouvoir des mots pour organiser le monde et ont fixé par écrit leur science de l’homme pour la transmettre aux générations futures. Priver nos enfants de cette culture écrite, c’est les priver de cette science, c’est en faire des illettrés, c’est les priver des questionnements et des réponses qui ont fait de nous ce que nous sommes : des êtres humains.

Béatrice Hermesdorf, Administratrice Afpeah, Auteur du Blog « L’Éducation en question »

[1] Discours du 8 Thermidor- An II- Robespierre devant la Convention

[2] Demain dès l’aube – Victor Hugo- Les Contemplations

[3] À l’Arc de triomphe- Victor Hugo- Les Voix intérieures

[4] A la mère de l’enfant mort- Victor Hugo- Les Contemplations

[5] Au peuple- Victor Hugo- Les Châtiments

[6] https://www.actualitte.com/article/monde-edition/le-club-des-5-la-nouvelle-traduction-qui-laisse-sans-voix/28217

[7] https://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20170406.OBS7659/le-club-des-cinq-a-perdu-son-passe-simple-et-pas-mal-d-autres-choses-aussi.html

[8] https://blogs.mediapart.fr/patrick-cahez/blog/270617/harry-potter-un-roman-plus-militant-quil-ny-parait

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